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— Mr Vannier, we think that…

Sans attendre, Vannier se lève et sort. Tous suivent. Vannier marche vite, avec Nielsen à ses trousses, les ingénieurs en file indienne derrière eux. Nielsen se tourne vers son patron, et lui glisse à voix basse :

— On a reçu ce matin les résultats du labo à propos des prélèvements du béton des micropieux. Question résistance à la compression, on est loin des normes C 100/115 exigées. On est plutôt sur du C 90, voire un peu moins. C’est rattrapable en installant d’autres micropieux, et on oublie ceux-là complètement.

Vannier acquiesce. Nielsen est son arme secrète en Inde. Un mois que le jeune homme est arrivé à Mumbai, un mois qu’il organise chaque jour, dans un anglais maîtrisé et technique, des réunions de chantier tendues avec les fournisseurs, un mois que ce garçon aux allures de surfeur australien ahuri écoute ce qui se dit autour de lui dans cet hindi qu’il maîtrise parfaitement, cette langue de son enfance passée à Goa, la cité balnéaire de l’océan Indien où sa mère tient toujours une guest-house. La maîtrise de cet idiome a décidé, s’en doute-t-il ? de son intégration chez Vannier & Edelman, deux semaines après que le cabinet a remporté l’appel d’offres de la Sūryayā Tower.

Arrivé à la base du pilier, Vannier ouvre son sac, en extrait un ordinateur, une box satellite, un télémètre laser. Il effectue des branchements, vérifie les données, manipule le télémètre, cinq fois, dix fois, recalcule et le braque encore vers le sommet d’un des micropieux, d’un autre, tandis que les hommes de Sunset Singh suent sous le soleil. Il fait durer, au-delà du nécessaire, puis remballe le tout, avec un soin méticuleux, sans hâte, et tous retournent vers le bungalow de la base vie.

Vannier s’assied, invite d’un geste chacun à l’imiter. Il laisse s’écouler quelques secondes et dit, dans un anglais soudain sans accent :

— Monsieur Singh, une erreur a été faite et elle a déjà des conséquences. C’est maintenant qu’il faut corriger, après, il sera trop tard. L’architecture, c’est un jeu, un jeu savant mais un jeu, nous n’en parlerons pas. La construction, ça ne joue pas, c’est faire des choses ensemble… Vous comprenez ? Ensemble…

Singh hoche la tête.

À midi, Vannier a obtenu tout ce qu’il était venu obtenir. Singh Sunset Construction s’engage à un échéancier nouveau, et les faibles pénalités que Vannier & Edelman lui imposent ne visent qu’à couvrir les frais d’expertise et d’avocat. On ne tue pas son cheval au milieu du gué. Les nouveaux forages commenceront l’après-midi même, le nouveau béton sera injecté sous pression dans la nuit, aux heures plus fraîches. Vu l’urgence, Vannier exige non seulement une norme C 115 mais une X S2, qui résiste aux eaux saumâtres. Avec la chaleur, il sera sec dans une semaine, on pourra s’appuyer dessus dans trois.

Comme les ingénieurs de Singh Sunset commencent à se disputer en étudiant le nouveau planning, Vannier s’incline à l’indienne, et Nielsen et lui quittent la pièce.

Ils s’éloignent du chantier, prennent deux Kingfisher glacées chez un vendeur ambulant, marchent vers les quais. Vannier a encore trois heures avant son avion pour New York. Soudain, avec sollicitude, Niels demande : « Et au fait, André, comment va Lucie ? Elle a fini le von Trotta sur lequel elle bossait ? »

Vannier sourit. C’est plutôt une grimace. Puis, il digresse, élude, s’aperçoit qu’il cache leur rupture, comme si l’avouer à Nielsen la rendait plus définitive encore. Il est humilié, et pour la première fois de sa vie, il se sent vieux et il a honte de l’injustice que la vie lui fait.

Lucie est bien partie, et l’architecte se répète sa formule : « passée à autre chose ». Sic transit. André le devine déjà : à tout prendre, regretter chaque jour une femme qui n’est plus là sera moins douloureux que désirer sans trêve celle qui dort à ses côtés, dans une pénombre indifférente et tiède, à des années-lumière de lui.

Dans le vol United pour New York, Vannier relit justement ce court texte qu’il a offert à Lucie, L’Anomalie, de Victør Miesel, un auteur dont il ignorait tout voici deux mois. Il tente de travailler, mais ne peut s’empêcher de réécrire pour la dixième fois son mail désespéré. Il est à terre. Il n’avait rien anticipé de cette dégringolade, vertigineuse.

C’est cette souffrance exprimée et exhibée qui a exaspéré Lucie, qui a fini par le perdre, mais il s’est montré incapable de composer. Face à la douleur de l’échec, il s’accuse, maudit son impatience. Il se croyait bon amant, tendre et savant, il aurait rêvé de la retenir par le sexe, de devenir pour elle le synonyme d’un plaisir exquis. Alors, stupidement, car rien n’est aussi stupide que le désir, cette essence même de la vie à en croire Spinoza, André avait voulu sans cesse la ramener vers un lit qu’elle a fini par éviter.

« Ton désir m’opprime. Tu as réussi à tuer le mien », lui dit Lucie, et elle réclama une « pause », qui n’en fut bien sûr pas une.

Miss Platon contre Dr Spinoza. Et Spinoza avait perdu. Échec et mat.

Tout cela, André ne l’écrit pas, non, il rédige un mail sans aucun doute ridicule. « J’aurais voulu faire, avec toi, le plus long chemin possible, et même le plus long des chemins possibles. » Il déteste tous ces mots et pourtant il les écrit, et il l’envoie. Quelle heure est-il à Paris ? On est déjà lundi. Elle dort encore.

Puis, la mélatonine faisant effet, il sombre, sans rêver de rien. À JFK, alors qu’il passe la douane, encore ensommeillé, l’officier scanne son passeport, l’observe attentivement, et le retient, quelques minutes, le temps qu’un homme et une femme les rejoignent. Ils sont jeunes, vêtus casual chic, lui costume noir, elle tailleur gris, ils ressemblent à ce qu’ils sont : FBI. D’ailleurs, ils sortent la carte bleutée et ce badge doré de marshal, où une justice au visage de Playmobil tient une balance et un glaive.

— Monsieur André Vannier ? fait la femme.

Il acquiesce, elle lui montre une photo sur l’écran du téléphone.

— Connaissez-vous cette personne ?

C’est Lucie. Lucie assise dans une petite pièce aux néons jaunes. Elle est effrayée, terrorisée, oui, tout le dit dans sa posture, son regard. Quelque chose ne va pas dans cette image de Lucie.

— Oui, je la connais. Bien sûr. Lucie Bogaert, c’est une amie. Il lui est arrivé quelque chose ? Elle n’est pas à Paris ?

— Nous n’avons que l’ordre de vous demander de nous suivre, monsieur Vannier. Un membre de votre consulat aurait dû être là pour vous accueillir. Il nous rejoindra là où nous devons vous conduire. Vous avez le droit de refuser, mais alors, nous l’attendrons ensemble dans la zone de rétention.

Vannier hoche la tête. Évidemment qu’il ne refuse pas.

Ils sortent de l’aéroport, marchent vers une limousine noire ; un homme attendait, qui prend sa valise et la place dans le coffre. Ils montent à l’arrière. À peine installés, l’homme frappe sur la paroi de verre teinté qui les sépare du chauffeur. La voiture démarre, André remarque alors que les vitres sont opaques, totalement.

— Veuillez éteindre votre portable et me le remettre, poursuit la femme. Désolé. Procédure.

André obéit. Il a peur lui aussi. Et pour Lucie et pour lui.

PREMIÈRES HEURES

Jeudi 24 juin 2021,

McGuire Air Force Base, Trenton, New Jersey

Un Boeing 787 au fuselage endommagé stationne au bout de la piste 2, non loin des hélicoptères Black Hawk et des gros bimoteurs gris à hélices de l’US Air Force. Trois véhicules blindés sont en position près du long-courrier, une nuit chaude aux odeurs marines tombe sur un terrain vague qu’envahissent les genêts et la sauge.