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Côté ouest, cinq mètres au-dessus du sol, une vaste plateforme métallique domine le hangar. L’équipe de la Task Force s’est déplacée dans l’une des salles en surplomb et chacun peut observer de la baie vitrée cette fourmilière bruyante et chaotique. Les tablettes affichent sans cesse de nouvelles données. La NSA a géolocalisé la plupart des passagers et les membres d’équipage du vol Paris-New York du 10 mars. Une centaine est déjà assignée à résidence sous surveillance policière. Les biologistes comparent leur ADN avec celui de leurs homologues retenus dans le hangar : ils sont strictement identiques. L’avion immobilisé à McGuire est l’exacte réplique de celui qui s’est posé voici un peu moins de quatre mois.

Mitnick, le geek de la NSA, projette sur un écran une image de la cabine, dédoublée.

— Voici côte à côte les vidéos de la caméra située en première classe : à gauche, l’image du premier avion, le 10 mars, à droite celle de celui qui s’est posé ce jour. Pause… Sur les deux timecodes sur les images, il est 16 h 26 et 30 secondes… Les deux images sont semblables. Nous sommes en plein milieu des turbulences. Et maintenant image par image…

Sur l’écran, à 16 heures 26 minutes 34 secondes et 20 centièmes, les vidéos divergent et l’écran divisé devient un jeu des sept erreurs : à gauche, une passagère voit ses lunettes s’envoler tandis qu’à droite elle les garde sur son nez, ici un coffre à bagage s’ouvre, alors que là il reste fermé. Et surtout, il fait sombre à gauche tandis que dans la vidéo de droite un soleil radieux illumine la cabine. Le premier avion poursuit sa route agitée dans le terrible orage du 10 mars, quand le second a jailli dans le ciel calme du 24 juin à 18 h 07.

La cacophonie est telle que Mitnick doit crier pour se faire entendre :

— Voilà, jubile-t-il d’une voix surexcitée. Tout se passe à ce moment-là : à 16 heures 26 minutes 34 secondes et 20 centièmes… Et l’invraisemblable continue : nous avons sélectionné trois caméras intérieures sur le Boeing 787 : une à l’avant, une au centre, une à l’arrière. Entre chacune, il y a douze mètres. À 900 kilomètres à l’heure, soit 270 mètres par seconde, le Boeing parcourt ces douze mètres en un vingt-cinquième de seconde, et, miracle, ces caméras prennent vingt-cinq images par seconde… Vous me suivez ?

N’obtenant pas de réponse, Mitnick poursuit.

— Je divise l’écran en trois. À gauche, la vidéo de la première caméra. Au centre, la vidéo de la deuxième, à droite, la dernière. Donc, à 16 heures 26 minutes 34 secondes et 20 centièmes, le soleil inonde la cabine d’un coup pour la première caméra. Le même phénomène se produit sur la deuxième caméra, mais à l’image suivante : à 16 heures 26 minutes 34 secondes et 24 centièmes. Et sur la troisième caméra, vidéo de droite, le soleil est là à 34 secondes et 28 centièmes.

— Et ? Cela veut dire ? demande Silveria.

Mitnick triomphe.

— Il y a un décalage d’un vingt-cinquième de seconde entre chaque caméra. C’est comme si notre deuxième avion surgissait de nulle part à travers un plan vertical immobile. Avant le plan, la tempête, après l’avoir franchi, le ciel bleu. Selon nos satellites d’observation, ce plan se trouvait le 10 mars précisément à 42° 8' 50" N 65° 25' 9" W, mais l’avion est réapparu aujourd’hui un peu plus au sud-ouest, et il y a environ 60 kilomètres entre les deux.

— Vous en concluez quoi, Mitnick ?

— Oh moi ? Rien, rien du tout. C’est une donnée de plus à mouliner pour les grosses têtes de Princeton, dit-il en se tournant vers les deux mathématiciens.

— Ça a fonctionné un peu comme une photocopie, quoi, un scan à un endroit, une impression ailleurs, comme une feuille qui sort d’une machine ? demande Tina Wang.

Mitnick hésite. L’idée lui avait paru trop absurde pour qu’il la suggère.

Le silence revient. Les climatiseurs ne sont pas encore installés, et il règne une chaleur moite. Un message fait vibrer le portable de l’homme de la Sécurité nationale, qui lit et soupire :

— Le président des États-Unis exige que la NSA vérifie s’il n’y aurait pas eu le 10 mars près de nos côtes atlantiques un navire russe ou chinois qui aurait fait une expérimentation de voyage dans le temps…

Un abattement agacé saisit le général Silveria. Il appuie sa tête contre la vitre, regarde le hangar pris dans une lumière crue.

— Mais d’où sort cet avion ? soupire Silveria. Vous avez forcément une théorie, professeur Wang ? Un professeur sans théorie, c’est comme un chien sans puces.

— Désolée, pour l’instant, je n’ai aucune puce.

— Nous espérons retrouver tout le monde dans les quarante-huit heures, reprend Silveria, y compris les passagers d’origine étrangère qui sont retournés dans leur pays depuis le 10 mars. D’ici là, dégotez-nous une explication.

— Il faut enrichir l’équipe scientifique, suggère Adrian. Physique quantique, astrophysique, biologie moléculaire… L’équipe doit être sur place à l’aube.

— Dans trente minutes, poursuit Tina Wang, nous vous donnons une liste de scientifiques. Deux ou trois philosophes, aussi.

— Ah ? Pourquoi ? demande Silveria.

— Et pourquoi les scientifiques seraient-ils toujours les seuls à être réveillés la nuit ?

Silveria hausse les épaules.

— Ne reculez sur aucun nom, j’ai toute autorité pour kidnapper chaque Prix Nobel présent sur le territoire. La formule exacte est « lui demander de coopérer à la demande expresse du président des États-Unis ».

— Trouvez-nous aussi une salle d’hypothèses : une très grande salle de travail collectif, avec beaucoup d’espaces différents, plusieurs tables, des fauteuils, des canapés, des tableaux noirs, de la craie, enfin, vous voyez…

— Les tableaux seront blancs et interactifs, ça vous ira ? dit Silveria, sans la moindre ironie dans la voix.

— Et aussi des drogues contre le sommeil.

— On vous gavera de modafinil. Nous en avons des centaines de boîtes…

— Il nous faudrait une spécialiste des questions de continuité dans l’espace, de théorie des graphes, hasarde Adrian.

— Pourquoi « une » ? Vous avez quelqu’un en tête ?

Adrian a quelqu’un en tête.

— Le professeur Harper, à Princeton. Meredith Harper. Il y a quelques heures, nous… discutions justement… des topoï de Grothendieck en géométrie.

— J’envoie tout de suite un véhicule militaire la chercher. Elle est… fiable ? en matière de sécurité nationale ?

— Absolument. D’autant qu’elle est anglaise. C’est un problème ?

Le général Silveria est dubitatif.

— Il y a treize Anglais dans ce fichu avion, de toute façon. Tant qu’elle n’est pas russe, chinoise ou française. Et de toute façon, nous allons collaborer avec les services britanniques.

— Et une machine à café, une vraie, qui fasse des expressos, ajoute Adrian Miller.

— Ne demandez pas l’impossible, grimace le général.

* * *

Peu avant vingt-trois heures, dans l’angle nord du hangar s’élève un tourbillon de fumée grise, simple volute d’abord, mais qui vire au noir et se densifie. Une voix d’homme crie : « Au feu ! », et une onde de panique se propage dans la foule : des passagers s’élancent vers les portes fermées, bousculent les militaires qui les gardent, les équipes de sécurité affluent pour leur venir en aide.