L’incendie est vite maîtrisé, mais Silveria saisit un micro.
— Je suis le général Patrick Silveria. Je vous prie de ne pas céder à la panique. Je vais descendre vous donner les explications que vous méritez.
Un brouhaha monte de la salle.
— Qu’allez-vous bien raconter à ces gens ? demande Tina Wang alors que l’officier s’apprête à descendre de la plateforme. Je vous conseille de ne pas leur dire qu’ils existent tous déjà en double quelque part et qu’ils n’ont rien à fiche sur Terre…
— Je vais improviser. Qui sait de toute façon ce que nous faisons tous sur cette foutue planète ?
Pendant que Silveria, au micro devant deux cents passagers, se lance dans des explications mensongères, où il est question de sécurité nationale, de piratage, de santé publique, les militaires examinent les dégâts : le feu a pris sous un lit de repos et s’est aussitôt propagé à toute la tente. Un acte volontaire.
À trente mètres de là, une porte de métal étroite donnant sur l’extérieur a été forcée avec un pied-de-biche. Lors du mouvement d’affolement, les soldats qui la gardaient ont relâché leur surveillance. Dix minutes encore et l’on découvre que le grillage qui enclôt la base a été arraché sur cinq mètres, défoncé par un véhicule. Il était de couleur grise, comme l’indiquent les traces de peinture ; mais le parking non loin du hangar, et sur lequel il a certainement été volé, en accueille plus de trois cents.
Un passager s’est enfui et a disparu dans la nuit.
À minuit, la liste de l’équipe multidisciplinaire est constituée : des Prix Nobel, des Prix Abel, des médailles Fields, lauréats ou potentiels. Une demi-heure plus tard, le FBI commence à sonner à des portes, interrompant toute activité nocturne, le sommeil restant la plus commune. La « demande expresse du président des États-Unis » et les gyrophares qui trouent la nuit font leur effet. Et il n’est pas une heure du matin qu’un ballet de voitures, d’hélicoptères et de jets achemine les scientifiques vers la base de McGuire.
Meredith elle aussi est là, reconnaissable à son parfum de vodka et de dentifrice. On l’a visiblement tirée du lit, et quand Adrian se lance dans une présentation – confuse – de la situation, sa colère est tombée depuis longtemps. Elle l’écoute, les sourcils froncés, regarde la foule, en bas, sans rien dire. Adrian s’étonne :
— Vous ne me posez aucune question ?
— Vous auriez une réponse ?
Adrian secoue la tête, déconcerté, et lui tend un comprimé de modafinil. Pour ne pas dormir, veut-il ajouter, mais elle l’a déjà avalé sans protester.
— Vous auriez dû me dire que vous étiez agent secret, Adrian.
— Ce… ce n’est pas exactement ça. Euh… Venez, je vous emmène en salle de pilotage.
— Tut tut. Mathématicien à Princeton, quelle couverture de dingue pour un espion…
Lorsque Adrian pousse la porte, Meredith reste ébahie devant le décor.
— Oh, Adrian, j’adore, souffle-t-elle, on est dans Docteur Folamour.
Sur les écrans, chaque nouvelle donnée confirme l’impossible. L’avion sur la piste est en tout point identique à ce 787 qui s’est posé le 10 mars. Certes, l’appareil a été réparé, certes, les passagers ont vieilli : on fête le soir même à Chicago les six mois d’un bébé qui, dans le hangar, est un nouveau-né hurleur de deux mois. Dans ces cent six jours qui séparent les deux atterrissages, parmi les deux cent trente passagers et treize membres d’équipage, une femme a accouché et deux hommes sont décédés. Mais génétiquement, ce sont les mêmes individus. Silveria fait le bilan en comité restreint, et ne prête aucune attention aux mathématiciens.
— Les interrogatoires ?
— Nous enrichissons le questionnaire élaboré par les professeurs Wang et Miller, répond Jamy Pudlowski, la femme des Opérations psychologiques. Nous y introduisons des détails erronés, pour susciter des réactions qui valideront les identités. Pour commencer, les noms des passagers doivent rester secrets.
L’homme de la NSA agite de nouveau sa tablette.
— Nous monitorons les réseaux sociaux, avec des alertes sur les mots-clés, de « Boeing » à « McGuire ». Quand la crise explosera, nous pourrons identifier les émetteurs et limiter la diffusion des informations. Mais on n’est pas en Chine ou en Iran, nous ne pouvons pas bloquer internet. Pour l’instant, une seule page, celle d’un soldat de la base, mentionne cet avion et nous l’avons effacée. Dieu merci…
— Puisqu’on parle de Dieu…, dit Pudlowski.
Le mot de Dieu a la vertu de créer le silence. La femme du FBI secoue la tête, et dans la lumière, une fine tresse noire traverse l’arrangement de ses cheveux blancs.
— Eh bien… Dieu risque d’être un problème en soi. Dans notre pays comme dans beaucoup d’autres, on parlera d’intervention de Dieu. Ou du diable. Nous ne pourrons pas enrayer les flambées de superstition, les actes irréfléchis d’illuminés. J’ai pris l’initiative de convoquer un conseil des leaders spirituels de tous les cultes. Les conseillers religieux du président sont tous des évangélistes, on ne doit pas nous reprocher de nous être limités à eux. À bord de cet avion, on compte des chrétiens, des musulmans, des bouddhistes… Le temps joue contre nous, et le religieux est imprévisible de nature.
— Vous avez carte blanche, Jamy, dit le général. Avec ses neuf milliards de dollars de budget, votre Bureau va bien réussir à accomplir quelque chose.
— Et pour les Français, les autres Européens, les Chinois et tous les autres… que fait-on ? demande Mitnick. On avertit les ambassadeurs ?
— Pour leur dire que nous détenons illégalement leurs ressortissants ? Nous n’allons rien faire. Nous allons attendre une décision du président. Autre chose ?
Du fond de la salle, Adrian lève le doigt, timidement.
— Pour distinguer les gens du premier avion, posé en mars, et ceux du second, il nous faut un code : un et deux ? Alpha et bêta ? Des couleurs : bleu et vert, bleu et rouge ?
— Tom et Jerry ? Laurel et Hardy ? suggère Meredith.
— Excellentes idées, mais non, tranche Silveria. Faisons simple : March pour le premier, qui s’est posé en mars, June pour celui de juin.
Le temps est essentiel, Blake le sait. Quinze minutes dans le hangar suffisent pour qu’il exploite une faille dans le dispositif de sécurité, s’échappe, sept minutes encore pour qu’il roule vers New York dans un vieux pick-up Ford F, le véhicule le plus passe-partout qui soit, emprunté sur le parking de la base. Toujours prendre pour seul bagage un sac à dos. Bien sûr, il n’a pas remis au personnel de bord le portable jetable acheté à Paris, évidemment, il a évité le contrôle ADN. Il arrive à New York à deux heures du matin, jette dans une poubelle le passeport australien du voyage aller, abandonne le pick-up dans une rue sombre, nettoie toute trace sur le volant, le siège, avant de l’incendier malgré tout pour plus de sécurité.
C’est une évidente nuit d’été, caniculaire même, et Blake, qui découvre stupéfait sur un journal la date du 24 juin, trouve au moins la température logique. Dans un webcafé 24 / 24 de Manhattan, il parcourt les actualités des derniers mois. Il apprend ainsi qu’à Quogue, le 21 mars, un certain Franck Stone a été assassiné ; quelqu’un a exécuté son contrat. Il veut consulter ses comptes bancaires secrets, mais les codes ont été changés. Il visite la page Facebook de son restaurant parisien, puis celle de Flora. Sur une photo postée le 20 juin, un homme qui lui ressemble à s’y méprendre porte sa fille sur ses genoux et un bandage au front, et Flora a légendé : « Le poney, ce féroce prédateur. » Il examine son propre front : aucune cicatrice, aucun hématome. Un instant, comme explication banale et bancale, Blake avait songé à l’amnésie. Ce n’est plus une option.