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D’un mouvement mesuré, Blake s’étire, bâille, prend une serviette dans son sac à dos, s’éponge le visage, puis sort une gourde, boit une longue gorgée de thé froid. Il attend que l’homme plus âgé s’adresse à lui.

— Bonjour Dan. Ça va ?

— Hi, Franck, lance Dan-Blake, qui souffle toujours, feint de grimacer sous une crampe.

— Sale temps pour courir, dit l’homme, qui s’est laissé pousser une moustache et une barbe grise depuis leur première rencontre, voici une semaine.

— Sale journée, même, répond Blake, en s’arrêtant à cinq mètres d’eux.

— J’ai pensé à vous ce matin, en voyant le cours des actions Oracle.

— Ne m’en parlez pas. Vous savez ce que je peux prédire pour les jours qui viennent, Franck ?

— Non ?

Blake replie la serviette avec soin, la range dans son sac à dos, puis il y glisse la gourde avec soin, avant de sortir vivement un pistolet. Il tire aussitôt sur l’homme plus jeune, trois fois, l’impact repousse celui-ci en arrière et il s’effondre sur un banc, puis trois fois sur Franck, ébahi, qui tressaute à peine, tombe à genoux, reste affalé contre la balustrade. Chaque fois deux impacts dans la poitrine, un au milieu du front. Six coups en une seconde, au P226 avec silencieux, les vagues ont couvert le bruit de toute façon. Un contrat de plus, sans bavure. Cent mille dollars gagnés facilement.

Blake remet le Sig Sauer dans son sac, ramasse les six douilles dans le sable, soupire en regardant le garde du corps, foudroyé. Encore une boîte qui embauche des gardiens de parking, les forme en deux mois et balance ces amateurs dans le vrai monde. Si ce pauvre type a fait son travail, il aura fait remonter à ses boss le prénom Dan, sa photo, prise d’assez loin, le nom de la société Oracle, mentionné fugitivement par Blake, et ceux-ci auront pu le rassurer, après avoir identifié un certain Dan Mitchell, sous-directeur logistique chez Oracle New Jersey, un blond aux cheveux longs qui ressemble pas mal à Blake, lequel aura tout de même épluché des dizaines d’organigrammes pour se trouver un sosie plausible parmi des milliers de visages.

Puis Blake reprend sa course. La pluie qui commence à tomber plus fort brouille la trace de ses pas. La Toyota de location est à deux cents mètres, ses plaques minéralogiques sont celles d’une voiture identique, repérée la semaine d’avant dans les rues de Brooklyn. Cinq heures plus tard, il prendra l’avion pour Londres, puis l’Eurostar pour Paris, sous une identité nouvelle. Si son vol retour est moins agité que son Paris-New York d’il y a dix jours, ce sera parfait.

Blake est devenu professionnel, il n’a plus jamais envie de pisser, pendant.

* * *

Dimanche 27 juin 2021, 11 h 43,

Quartier latin, Paris

Demandez à Blake, c’est dans ce bar au coin de la rue de Seine que l’on boit le meilleur café de Saint-Germain. Un bon café, Blake veut dire un vraiment bon, est un miracle né de la collaboration intime d’un excellent grain, ici un Nicaragua fraîchement torréfié, à la mouture fine, d’une eau filtrée et adoucie et d’un percolateur, dans ce cas précis un Cimbali, nettoyé chaque jour.

Depuis que Blake a ouvert son premier restaurant végétarien, rue de Buci, près de l’Odéon, il a pris ses habitudes ici. Quitte à désespérer de tout, autant le faire en terrasse à Paris. Dans le quartier, il est donc Jo, pour Jonathan, ou Joseph, ou Joshua. Même ses employés l’appellent Jo, et son nom n’apparaît nulle part, sauf sans doute dans le capital de la holding qui possède la société, inscrite au registre du commerce. Blake a toujours eu le culte du secret, ou disons du discret, et tout lui prouve chaque jour qu’il a eu raison.

Ici, Blake baisse la garde. Il fait les courses, il va chercher ses deux enfants à l’école, et même, depuis qu’ils ont pris un gérant pour chacun des quatre restaurants, Flora et lui sortent au théâtre, au cinéma. Une vie banale, où l’on peut aussi se blesser, mais simplement parce que, en accompagnant Mathilde au poney, on s’est cogné par inattention l’arcade sourcilière contre la porte du box.

L’étanchéité entre ses deux identités est totale. Jo et Flora remboursent le crédit d’un joli appartement à deux pas du Luxembourg, Blake a acheté cash voici douze ans un deux-pièces près de la gare du Nord, dans un bel immeuble de la rue La Fayette, aux portes et fenêtres aussi blindées que les parois d’un coffre-fort. Un locataire officiel paie son loyer, et son nom change tous les ans, d’autant plus facilement qu’il n’existe pas. On n’est jamais trop prudent.

Blake boit donc son café, sans sucre ni inquiétude. Il lit le livre conseillé par Flora ; il n’a pas avoué à sa femme qu’il a reconnu l’auteur dans le Paris-New York de mars dernier. Il est midi, Flora a emmené Quentin et Mathilde chez ses parents. Il sèche le déjeuner, car ce matin même, il a fixé un rendez-vous à quinze heures : un contrat, reçu la veille au soir. Une affaire simple, bien payée, le client a l’air très pressé. Il doit juste repasser rue La Fayette, pour se changer, comme il le fait toujours. À trente mètres de lui, un homme à capuche l’observe, le visage fermé.

VICTOR MIESEL

Victor Miesel ne manque pas de charme. Son visage longtemps anguleux s’est adouci avec les années, et ses cheveux drus, son nez romain, sa peau mate peuvent évoquer Kafka, un Kafka vigoureux qui serait parvenu à dépasser la quarantaine. Son grand corps est long, encore mince bien que la sédentarité inhérente à son métier l’ait quelque peu empâté.

Car Victor écrit. Hélas, en dépit de la bonne réception critique de deux romans, Les montagnes viendront nous trouver et Des échecs qui ont raté, malgré un prix littéraire très parisien, mais de ceux dont la bande rouge ne provoque aucune ruée, jamais ses ventes n’ont dépassé les quelques milliers d’exemplaires. Il s’est persuadé que rien n’est moins tragique, qu’une désillusion est le contraire d’un échec.

À quarante-trois ans, dont quinze passés dans l’écriture, le petit monde de la littérature lui paraît un train burlesque où des escrocs sans ticket s’installent tapageusement en première avec la complicité de contrôleurs incapables, tandis que restent sur le quai de modestes génies – espèce en voie de disparition à laquelle Miesel n’estime pas appartenir. Pourtant il ne s’est pas aigri ; il a fini par ne plus s’en soucier, accepte de rester assis dans des salons du livre pour n’y signer que quatre ouvrages en autant d’heures ; lorsqu’un confraternel insuccès laisse à son voisin de table des loisirs, ils devisent agréablement. Miesel, qui peut sembler absent et distant, a la réputation d’un homme d’humour, malgré tout. Mais un homme d’humour digne de ce nom ne l’est-il pas toujours « malgré tout » ?