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— Donc, une fois l’espace replié, on y fait un « trou »…

Meredith Harper traverse la feuille de la pointe du crayon de papier, et passe l’index dans la déchirure.

— … et on peut passer d’un point de notre espace à trois dimensions à un autre point très facilement. C’est ce qu’on appelle un pont Einstein-Rosen, un trou de ver de Lorentz à masse négative…

— Je vois, dit le président des États-Unis en fronçant les sourcils.

— Cela respecte les lois de la physique classique. On ne dépasse pas la limite de la vitesse de la lumière dans notre espace einsteinien. Mais, en ouvrant un vortex dans l’hyperespace, on peut voyager entre les galaxies en une fraction de seconde.

— C’est une idée commune dans les romans, dit Adrian, qui trouve Meredith trop abstraite. Dans Dune, de Frank Herbert, ou d’autres. Et l’idée est reprise dans un film comme Interstellar, de Nolan. Ou avec le vaisseau USS Enterprise dans les Star Trek.

— Star Trek ! Je les ai vus, oui, s’exclame soudain le président.

— D’habitude – enfin c’est une manière de parler –, poursuit Meredith, on traverse le temps et l’espace instantanément, il n’y a aucune raison que quoi que ce soit se dédouble. Là, on a ces deux avions…

— C’est comme si l’USS Enterprise surgissait en deux points de l’espace, s’enflamme Miller, avec deux capitaines Kirk, deux docteurs Spock, deux…

— Merci, professeur Miller, dit Silveria, nous avons compris… Donc, la deuxième hypothèse ?

— Nous l’appelons celle de la « photocopieuse », nous l’évoquions avec Brian Mitnick, de la NSA.

Mitnick hoche la tête avec la moue du bon élève pas peu fier d’être mentionné.

— Comme vous le savez, poursuit Miller, la révolution du bioprinting a commencé…

— Pardon ? Soyez plus clair ! demande Silveria, qui anticipe l’agacement présidentiel et s’attribue le rôle du candide.

— On imprime en 3D de la matière biologique. Aujourd’hui, en une heure, on fabrique un cœur humain de la taille d’une souris. En dix ans, la finesse de la résolution a doublé, la vitesse d’impression aussi, tout comme le volume des objets reproductibles. Si l’on poursuit les courbes exponentielles dans chacun de ces domaines, et en étant conservateur…

— Je suis conservateur, interrompt le président, et Miller se demande un instant si c’est une plaisanterie.

— Donc, poursuit le mathématicien, dans moins de deux siècles, on pourra scanner en une fraction de seconde et imprimer tout aussi vite un objet comme cet avion avec une définition de l’ordre de l’atome. Mais deux problèmes : un, où était l’imprimante ? Deux, d’où viennent les matières premières pour fabriquer l’avion et les passagers ?

— Mais justement… Cette image de la « photocopieuse », intervient Meredith, suppose un original et une copie. Et sur la photocopieuse de notre bureau, ce qui sort en premier, c’est toujours la copie.

— Je vois, réfléchit Silveria à haute voix. L’avion « copie » se serait posé le 10 mars dernier. Et c’est l’« original » qui viendrait de se poser. Dans ce cas, pourquoi traiter différemment les membres des deux groupes, au prétexte que le premier avion…

— … est sorti « avant » de la « photocopieuse »…, conclut Meredith.

— Je voudrais évoquer la dernière hypothèse, reprend Miller. Elle emporte assez largement l’adhésion, mais c’est aussi la plus choquante.

Sur l’écran, le président secoue la tête, puis, un froncement des sourcils prouvant la concentration, il demande :

— Vous voulez parler d’un acte de Dieu ?

— Euh, non, monsieur le président… Personne n’a évoqué l’hypothèse, répond Adrian, surpris.

Silveria s’éponge le front.

— Allons-y pour la troisième, Miller.

— Nous l’appelons « l’hypothèse Bostrom ». Je veux parler de Nick Bostrom, un philosophe enseignant à Oxford, qui a proposé au début du siècle…

— C’est très vieux, soupire le président.

— Au début de ce siècle, reprend Miller. En 2002 exactement. Je cède la parole à Arch Wesley, de l’université de Columbia, qui est logicien.

Le grand type aux cheveux fous s’approche d’un tableau, y trace une équation :

… avant de se tourner vers l’écran, avec un bon sourire et une certaine dose d’excitation :

— Bonjour, monsieur le Président. Avant d’expliquer cette équation, je voudrais commencer par parler de la « réalité ». Toute réalité est une construction, et même une reconstruction. Notre cerveau est scellé dans l’obscurité et le silence de la boîte crânienne, et il n’a accès au monde que par les capteurs que sont nos yeux, nos oreilles, notre nez, notre peau : tout ce que nous voyons, sentons, lui est transmis par des câbles électriques, nos synapses… nos cellules nerveuses, monsieur le Président.

— J’avais compris, merci.

— Bien sûr. Et le cerveau reconstruit la réalité. Sur la base du nombre de ses synapses, le cerveau fait dix millions de milliards d’opérations par seconde. Bien moins qu’un ordinateur, mais avec plus d’interconnexions. Mais dans quelques années, on arrivera à simuler un cerveau humain, et ce programme arrivera à une certaine conscience. Eric Drexler, le spécialiste des nanotechnologies, a imaginé un système de la taille d’un morceau de sucre capable de reproduire cent mille cerveaux humains.

— Arrêtez avec vos milliards, je n’y comprends rien, dit le président, et beaucoup de mes collègues non plus. Continuez votre démonstration s’il vous plaît.

— Bien, monsieur le président. Je vous demande d’imaginer des êtres supérieurs dont l’intelligence est à la nôtre ce que la nôtre est à celle d’un ver de terre… Nos descendants, peut-être. Imaginons aussi qu’ils disposent d’ordinateurs si puissants qu’ils savent recréer un monde virtuel où ils font revivre de manière précise leurs « ancêtres », et les observent évoluer, selon différentes destinées. Avec un ordinateur de la taille d’une toute petite lune, on pourrait simuler un milliard de fois l’histoire de l’humanité depuis la naissance d’Homo sapiens. C’est l’hypothèse de la simulation informatique…

— Comme dans le film Matrix ? demande le président, d’un ton d’incompréhension.

— Non, monsieur le président, répond Wesley. Dans Matrix, ce sont des machines qui exploitent l’énergie corporelle de vrais humains, des esclaves enchaînés en chair et en os. Elles les font vivre dans un monde virtuel. Dans notre hypothèse, c’est le contraire : nous ne sommes pas des êtres réels. Nous croyons être des humains alors que nous ne sommes que des programmes. Des programmes très évolués, mais des programmes tout de même. Comme l’agent Smith dans Matrix, monsieur le président. Sauf que l’agent Smith sait qu’il est un programme.

— Alors, en ce moment, je ne bois pas mon café à une table ? dit Silveria. Ce que nous percevons, sentons, voyons… ce serait aussi simulé ? Tout est faux ?

— Général, ça ne change pas le fait que vous êtes en train de boire un café à cette table, reprend Wesley, ça change seulement ce de quoi sont faits le café et la table. Ce serait facile : la largeur de bande sensorielle humaine maximale n’est pas très grande : simuler tous les sons, les images, le toucher et les odeurs n’aurait qu’un coût négligeable. Notre environnement lui-même n’est pas trop compliqué à contrefaire, tout dépend du niveau de détail : des « humains simulés » ne remarqueraient pas d’anomalies dans leur environnement virtuel, ils auraient leur maison, leur voiture, leur chien, et même leur ordinateur, tant qu’on y est.