— Comme dans la série britannique Black Mirror, monsieur le président, souffle Adrian Miller…
Le président fronce les sourcils, et Wesley reprend.
— D’ailleurs, plus nous avançons dans la connaissance de l’univers, plus il nous apparaît fondé sur des lois mathématiques.
— Sauf votre respect, professeur, l’interrompt Silveria, on ne pourrait pas, par une expérience, démontrer que vous racontez n’importe quoi ?
— Je crains que non, s’amuse Wesley. Si l’intelligence artificielle qui nous simule constate qu’un « humain simulé » va observer le monde microscopique, elle n’a qu’à lui fournir suffisamment de détails « simulés ». Et en cas d’erreur, il suffirait de reprogrammer les états des « cerveaux virtuels » qui auraient remarqué une anomalie. Voire revenir quelques secondes en arrière, avec une espèce de undo, vous voyez, et exécuter de nouveau la simulation d’une manière qui évite tout problème…
— Ce que vous racontez est ridicule, explose le président. Je ne suis pas une espèce de Super Mario, et je ne vais sûrement pas expliquer à nos concitoyens qu’ils sont des programmes dans un monde virtuel.
— Je comprends, monsieur le président. Mais d’un autre côté, un avion qui surgit de nulle part et qui est la copie conforme d’un autre, avec tous ses passagers et jusqu’à la moindre tache de ketchup sur la moquette, c’est invraisemblable aussi. M’autorisez-vous à vous expliquer cette formule que j’ai inscrite ?
— Allez-y, lâche le président, furieux. Mais vite.
— Je vous expose l’idée générale. Je voudrais vous démontrer qu’il est assez probable que nous fassions partie de ces consciences simulées. Il n’y a que trois destins possibles à une civilisation technique : elle peut bien sûr s’éteindre avant d’arriver à la maturité technologique, comme nous en faisons la magnifique démonstration, avec la pollution, le réchauffement climatique, la sixième extinction, etc. Pour ma part, je pense que, simulés ou pas, nous allons disparaître.
Le président hausse les épaules, mais Wesley poursuit :
— Ce n’est pas le sujet. Supposons malgré tout qu’une civilisation sur mille ne se détruise pas toute seule. Elle parvient à un stade post-technique et se dote d’une puissance de calcul inimaginable. Et supposons encore que, parmi toutes ces civilisations qui ont survécu, une seule sur mille ressente le désir de simuler des « ancêtres » ou des « concurrents de ses ancêtres ». Alors, cette civilisation technique sur un million, à elle toute seule, va pouvoir simuler, disons, un milliard de « civilisations virtuelles ». Et par « civilisation virtuelle », j’entends chaque fois des centaines de millénaires virtuels pendant lesquels se succèdent des millions de générations virtuelles qui donnent naissance à des centaines de milliards d’êtres pensants tout aussi virtuels. Par exemple, en cinquante mille ans d’existence, moins de cent milliards de Cro-Magnon ont marché sur la Terre. Pour simuler Cro-Magnon, c’est-à-dire nous, c’est une simple question de puissance de calcul. Vous me suivez ?
Wesley ne regarde pas l’écran, où le président lève les yeux au ciel et poursuit :
— L’important est ceci : une civilisation hypertechnique peut simuler un millier de fois plus de « fausses civilisations » qu’il n’y en a de « vraies ». Ce qui signifie que si on prend un « cerveau qui pense » au hasard, le mien, le vôtre, il a 999 chances sur 1 000 d’être un cerveau virtuel et une sur 1 000 d’être un cerveau réel. Autrement dit, le « Je pense donc je suis » du Discours de la Méthode de Descartes est obsolète. C’est plutôt : « Je pense, donc je suis presque sûrement un programme. » Descartes 2.0, pour reprendre une formule d’une topologiste du groupe. Vous me suivez, président ?
Le président ne répond rien. Wesley l’observe qui garde son air buté et furieux, et conclut :
— Voyez-vous, monsieur le président, je connaissais cette hypothèse et jusqu’à ce jour, j’estimais à une chance sur dix la probabilité que notre existence ne soit qu’un programme sur un disque dur. Avec cette « anomalie », j’en suis quasiment certain. Cela expliquerait par ailleurs le paradoxe de Fermi : si nous n’avons jamais rencontré d’extraterrestres, c’est que dans notre simulation, leur existence n’est pas programmée. Je pense même que nous sommes confrontés à une sorte de test. Pour aller plus loin, c’est peut-être parce que nous pouvons désormais envisager l’idée d’être des programmes que la simulation nous propose ce test. Et nous avons intérêt à le réussir, ou du moins en faire quelque chose d’intéressant.
— Et pourquoi ? demande Silveria.
— Parce que si nous échouons, les responsables de cette simulation pourraient bien tout éteindre.
TABLE 14
Vendredi 25 juin 2021, 8 h 30,
hangar B, McGuire Air Force Base
Rencontres du troisième type, vraiment ? De retour de l’interview, Victor hésite entre colère et fou rire. Dans l’ignorance du lendemain, l’écrivain veut consigner froidement, en un long catalogue, ce qui se passe dans ce hangar. Hangar est un mot si bizarre. Pas loin de hagard, de hasard. Il a sorti son carnet, un stylo, il tente de s’abstraire des cris, du bruit, il prend des notes : Épuisement d’un lieu improbable. Mais non. Pourquoi marcher à l’ombre de Perec ? Pourquoi ne s’affranchit-il jamais des influences, des figures tutélaires ? Pourquoi, quand il ne craint pas d’être un imposteur, n’est-il qu’un gamin en quête d’adoubement ?
Posément, il inscrit Mode avion.
« La date : le 11 mars 2021.
« Il y a beaucoup de choses dans ce hangar, par exemple : une centaine de tentes ocre, un hôpital de campagne, des rangées de longues tables, un terrain de basket improvisé, des dizaines de préfabriqués, des toilettes publiques, des barrières métalliques, sur deux rangs, un centre de “renseignements” sans personne pour renseigner, un “espace œcuménique” signalé par un panneau en six langues, quatre fontaines à eau, et bien d’autres choses encore.
« Le temps : trop chaud, trop humide pour la saison.
« Esquisse d’un inventaire de choses strictement visibles : d’abord des lettres de l’alphabet, de A à E sur l’un des murs du hangar, un H majuscule pour “hôpital”, les mots “Air France” (sur la pochette des stewards et des hôtesses), des marques sur les vêtements des passagers, “US Air Force” au sol, “Danger”, “High Voltage” sur des boîtiers électriques. Des slogans sur les murs : “Aim High, Fly-Fight-Win”, “Semper Fi”, la devise de l’US Air Force, “We’re looking for a few good men”. »
Victor écrit, sans hâte, mécaniquement. Ayant beaucoup lu, traduit, et trop de niaiseries derrière des joliesses, il trouve indécent d’imposer au monde une ânerie de plus. Il s’en moque bien, qu’une prose flamboyante jaillisse du seul « déplacement de la plume sur la page », il ne croit pas être « tout-puissant face à la phrase », il n’est pas question qu’il « ferme les paupières pour garder les yeux ouverts », ou qu’en ce lieu sans âme il « se dérobe au monde pour y graver son propre égarement », et d’ailleurs, il se méfie des métaphores. La guerre de Troie a sûrement commencé comme ça. Il sait malgré tout qu’il suffira qu’une de ses phrases soit plus intelligente que lui pour que ce miracle fasse de lui un écrivain.