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Victor observe toutes ces existences éparpillées, toutes ces anxiétés mouvantes dans la boîte de Petri démesurée qu’est le hangar – quel drôle de mot décidément –, sans savoir à laquelle s’attacher. Il s’abandonne à la fascination d’autres vies que la sienne. Il voudrait en choisir une, trouver les mots justes pour raconter cette créature, et parvenir à croire qu’il s’en est approché assez pour ne pas la trahir. Puis passer à une autre. Et une autre. Trois personnages, sept, vingt ? Combien de récits simultanés un lecteur consentirait-il à suivre ?

À sa table, numérotée 14, outre quelques passagers, il y a le commandant de bord. À Victor, l’homme rappelle son père. Les mêmes yeux vert-gris, le même nez aquilin, les mêmes golfes profonds sur les tempes, qui finiront par gagner leur bataille sur les cheveux drus et gris, le torse vigoureux. Instinctivement, l’écrivain porte la main à sa poche, éprouve le contact lisse de la briquette rouge. Dans son portefeuille, Victor conserve aussi une photographie de ce père disparu, soustraite à un album, de cette époque où il y en avait, où trop de photos n’avait pas tué la photo. L’homme a vingt ans, un sourire conquérant, un regard droit. Un jour, il a dit à son fils en riant : « J’étais jeune dans ce temps-là, je ne sais pas à quel moment tout a commencé à déraper. » Oui, dans la lumière de l’aube, le commandant Markle ressemble à ce père à qui Victor ressemble si peu.

La veille encore, l’uniforme lui a valu d’attirer les plus angoissés, que le bleu Air France rassurait, ou les plus irrités, en quête d’un fautif. Mais il n’est plus l’objet de toutes les hostilités. Chacun, en le voyant partager l’exaspération générale, a fini par admettre qu’il ne bénéficie d’aucun traitement de faveur, n’a pas accès à la moindre information privilégiée. Pour en faire la démonstration, ou par simple confort, il s’est changé pour adopter un costume de ville. Au sol, David Markle n’est plus seul maître après Dieu, mais un simple type aimable qu’on en vient à plaindre, un général Dumouriez abandonné par ses troupes, en plus sympathique tout de même. Au matin, avec une dizaine d’autres passagers, et sans explication aucune, il a dû passer un panel d’examens médicaux.

Table 14, il y a aussi ce très grand Noir, aux beaux yeux profonds et mélancoliques. Ses cheveux coupés court suivent des motifs géométriques dignes des pavages de l’Alhambra. Il prononce « Johnny » pour journey, « Yuwa » pour you are, « vishon » pour vision : un Nigérian, guitariste et chanteur. Il a beau avoir un concert le lendemain soir dans une salle de Brooklyn, il a compris qu’il ne servait à rien d’insister, et il a cessé de protester lui aussi. Il a malgré tout récupéré sa Taylor douze cordes, restée dans le coffre en cabine, et il joue, il compose une chanson au rythme doux.

I remember your eyes of yesterday The way you smiled in a dazzling way

La guitare rend un son riche et rond, la voix est rauque et chaude. Un garçon mince, le nom d’artiste qu’il s’est donné lui sied bien. Il sourit à Victor :

— Ça fait longtemps que je n’ai pas chanté acoustique, sans effets.

Il plaque un accord et reprend :

But beautiful men in uniform forbid you…

— Beautiful men in uniforms ? demande Victor en désignant les soldats qui gardent les portes.

— Oui. Ce sera sûrement mon titre.

Et il reprend, presque à voix basse :

The way to the light way to the light way to the light.

Au bout de la table, un murmure, « Ton nom seul est mon ennemi » et Victor reconnaît Shakespeare aussitôt. « Tu n’es pas un Montague, tu es toi-même. »

Juliette Capulet est ici, c’est une toute jeune fille, elle répète son texte : « Qu’est-ce qu’un Montague ? Ce n’est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d’un homme… Oh ! sois quelque autre nom ! Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s’appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu’il possède… »

Intense jusque dans l’hésitation, elle sait qu’elle saura pleurer, lorsqu’il le faudra. L’audition est la semaine prochaine, dit-elle à Victor. Ils vont bien nous laisser sortir, quand ils auront fait les tests, ce sont bien des tests qu’ils nous font, n’est-ce pas ? On ne peut pas retenir les gens comme ça, c’est un pays libre, il y a des lois tout de même.

« Oui, il y a des lois », dit une jeune femme aux traits fins, à la peau noire, aux cheveux ramenés en arrière par une barrette d’argent. L’avocate a rassemblé cinquante signatures pour une class action portant sur une demi-douzaine de plaintes, arrestation arbitraire, détention discrétionnaire, confiscation illégale de biens, refus d’accès à un conseil juridique pour plus de quarante-huit heures, etc. Combien facturer chaque minute qui s’écoule sans qu’elle puisse joindre son cabinet ? Comment chiffrer sa propre douleur de ne pouvoir entendre la voix d’Aby, de le croire fou d’inquiétude ? Chiffrer à seulement deux mille dollars par jour et par personne les dommages et intérêts de la rétention, n’est-ce pas un cadeau à l’US Air Force et au gouvernement ?

C’est quoi l’histoire, déjà ? Ah oui. Le diable entre chez un avocat et lui dit : « Bonjour, je suis le diable. J’ai un marché à vous proposer. — Je vous écoute. — Je vais faire de vous l’avocat le plus riche du monde. En échange, vous me donnez votre âme, l’âme de vos parents, celle de vos enfants et celle de vos cinq meilleurs amis ? » L’avocat le regarde d’un air étonné et dit : « D’accord. Où est le piège ? »

La jeune femme grimace. Non, vraiment, elle n’est pas l’ignoble bonhomme de cette blague. Mais dans ce monde-là, il faut frapper au portefeuille, ils ne comprennent que ça. De nouveau, elle emprunte à une petite fille une feuille et un feutre de couleur, de nouveau elle rédige une lettre. La mère de l’enfant, une jeune femme blonde, hésite.

— Mon mari travaille pour l’armée, je ne voudrais pas lui créer d’ennui.

— Au contraire, madame. Vous m’avez bien dit que votre mari était un héros de guerre, qu’il a été blessé au combat ? Cela le rend intouchable, et de plus, en signant ce document de class action, vous rendez impossible à l’armée de l’intimider, de le menacer. Ce serait une entrave de trop à la justice. Unis, nous sommes plus forts. Nous ne pouvons pas rester enfermés plus longtemps. Vous avez bien deux enfants avec vous, n’est-ce pas ? Les dommages psychologiques seront importants, surtout pour eux.

— Des dommages psychologiques ? reprend la femme.

Elle a un regard vers son petit garçon qui ne réclame plus sa tablette et s’est assoupi sur la table, et vers sa fille, qui griffonne des êtres sombres, étranges, aux longs membres fins et effrayants, rature de traits noirs les personnages du dessin.

À la table 14, et Victor l’a bien vu, il y a surtout cette fille. La trentaine, brune, fine comme une liane – et il s’en veut aussitôt du cliché. Elle lui rappelle cette autre fille croisée quelques années, aux Assises de la traduction, celle qui l’avait transpercé et qu’il n’a jamais retrouvée. La nostalgie est une scélérate. Elle laisse croire que la vie a du sens. Victor s’assied à côté d’elle, aimanté, le propre de l’attraction est de vouloir toujours réduire les distances.