Il tente d’échanger quelques mots. Non, elle est comme tout le monde, elle ne sait rien, elle fait une moue de lassitude et retourne à son livre. Elle est accompagnée : un homme, la soixantaine élégante, qui ne saurait être son père, Victor l’a deviné à sa prévenance attentive, et aussi à son regard lorsqu’il a tenté d’engager la conversation avec elle. Un soupçon d’inquiétude, animal, qu’il n’a su cacher. Ils se présentent. Un architecte. Victor connaît son nom, mais pas son travail. Cet univers de béton et de verre l’ennuie. Parfois, lors d’une traduction, un terme technique – architrave, bardeau… – apparaît, qu’il doit rechercher et oublie aussitôt. Victor observe l’homme et, sans le trouver laid, il voit le vieillard percer déjà sur ses mains à la peau fine, sur son front ridé. Il n’a sans doute que l’âge qu’elle lui prête. Que lui trouve-t-elle ? Que peut-il connaître du désir d’une femme pour un homme ?
L’homme se lève, demande à la jeune femme si elle désire un café, puisque l’armée a installé des distributeurs. Elle secoue la tête, et il s’éloigne sans hâte. Victor devine que c’est une élégance, une manière de la laisser respirer. Ce huis clos est suffisamment oppressant pour qu’il ne l’étouffe pas de son assiduité.
Tiens, le livre qu’elle feuillette est de Coetzee. Victor ne l’a pas lu.
C’est bien ? demande Victor. Quoi ? Ce Coetzee ? Oui, répond-elle, mais moins que Disgrâce. Je suis d’accord, répond Victor, c’est son meilleur, n’est-ce pas ? Un chef-d’œuvre, confirme-t-elle, et elle se détourne de lui. Victor comprend qu’il l’ennuie, il n’insiste pas, reprend son carnet, note, sans ironie, le mot « disgrâce ».
E PUR, SI MUOVE
Samedi 26 juin 2021, 9 h 30,
salle de crise, Maison-Blanche, Washington
Jamy Pudlowski et son équipe ont réuni dans la salle de crise souterraine de la Maison-Blanche une douzaine d’individus mâles, tous convaincus d’être Dieu merci nés dans la bonne religion : deux cardinaux, deux rabbins – un traditionaliste et un libéral –, un pope orthodoxe, un pasteur luthérien, un autre baptiste, un apôtre mormon, trois doctes musulmans issus du sunnisme, du salafisme et du chiisme, un moine bouddhiste vajrayāna, un autre mahayana. Et sur la table, il y a beaucoup de café même si Pudlowski a réussi l’exploit de dormir durant ses quarante minutes d’hélicoptère.
La cheffe des Opérations psychologiques est inquiète. La route droite déteste le nid-de-poule et l’obscur voue de la haine à l’inexpliqué. L’immobilité de la Loi vient se cogner avec obstination à la valse du cosmos et à l’avancée des savoirs. Où dénicher dans la Torah, le Nouveau Testament, le Coran ou dans d’autres textes révélés la moindre phrase, sourate ambiguë ou verset ténébreux, qui prédise ou justifie que surgisse dans l’azur un avion en tout point identique à un autre, posé trois mois plus tôt ?
Lorsque les peuples d’Amérique ont découvert à leurs dépens Christophe Colomb, puis la nuée de conquistadors qu’il annonçait, l’Église catholique a bien dû trouver dans ses textes une explication à leur existence. Certes, à en croire Paul, l’Évangile avait été « entendu jusqu’aux extrémités du monde », mais comment diable les trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, ont-ils pu faire le peuplement de toute la Terre, par où sont bien passés ces fichus gosses pour essaimer jusque dans les Indes de l’Ouest ? Ces hommes nouveaux étaient-ils les tribus perdues d’Israël, celles-là mêmes dont parle le quatrième livre d’Esdras, cette Apocalypse apocryphe que mentionne Tertullien ? Finalement, on dénicha dans l’Évangile de Jean une formule qui fit l’affaire : Jésus avait « d’autres brebis encore, qui ne sont pas de cet enclos ».
Jamy Pudlowski est catholique par son père, juive par sa mère. En janvier 1960, une doctoresse ashkénaze de Boston est tombée folle amoureuse d’un policier goy de Baltimore, et par la suite, rien n’est allé de soi. La petite Jamy a grandi entre des grands-parents qui n’avaient rien à se dire d’aimable, juifs et allemands côté mère, catholiques et polonais côté père, et leurs disputes à répétition ont façonné une enfant questionneuse. De dubitative, Jamy est devenue sceptique, avant d’être à jamais rétive à toute forme de conviction religieuse. Baptisée pourtant – en secret – par ses grands-parents Pudlowski, elle refusa de faire sa communion, puis l’année suivante sa bat-mitsva. Elle n’a guère non plus de conviction politique forte, et d’ailleurs elle vote démocrate.
Lors de l’entretien qui devait lui ouvrir les portes du département des PsyOps, la responsable du recrutement avait demandé à Jamy sa religion, et la psychologue avait répondu : « Je n’en ai pas. » La femme avait insisté : « Donc, vous êtes athée », jouant de son stylo comme si elle avait eu une case à remplir sur un questionnaire imaginaire. Jamy Pudlowski avait haussé les épaules : « Je m’en fous, Dieu, pour moi, c’est comme le bridge : je n’y pense jamais. Donc, je ne me définis pas par le fait que je me fous du bridge, et je ne me réunis pas non plus avec des gens qui discutent du fait qu’ils se foutent eux aussi du bridge. » La réponse avait fait mouche. Six ans plus tard, à moins de quarante ans, elle dirigeait un département des Opérations psychologiques de la CIA, avant de prendre les mêmes fonctions au sein du SOC.
Jamy Pudlowski s’est spécialisée dans les questions religieuses, et aujourd’hui, elle a appris à connaître tous les hommes présents dans cette salle. Étant la seule de son sexe, Pudlowski commence évidemment par « Mesdames, messieurs… » dans l’espoir que l’un d’eux relèvera l’ironie, mais non, bien sûr, alors elle désigne le grand écran où apparaît le président, entouré des mêmes que la veille, mais aussi de ses conseillers spirituels :
— Monsieur le président, vous intervenez évidemment dès que vous le voulez. Merci à tous d’être là. Je suis Jamy Pudlowski, officier senior du Special Operation Command de l’US Army. Vous êtes ici parce que, à vous tous, vous représentez l’écrasante majorité des cultes pratiqués sur le territoire national.
Puis Pudlowski présente chacun des prélats présents sans en laisser aucun se plaindre d’avoir été réveillé à l’aube, véhiculé sans délai jusqu’à la Maison-Blanche, et acheminé dans la salle de crise.
— Je vais vous exposer à tous une situation, et formuler ensuite plusieurs questions simples. Je n’attends pas de vous une réponse de nature éthique, mais théologique. J’éclaire mon propos. Vous savez que certains laboratoires savent imprimer en 3D de la matière organique, et fabriquer des objets artificiels biologiques, des muscles, des cœurs, à partir de cellules-souches, sans risque de rejet pour les patients. Et…
Le rabbin traditionaliste l’interrompt.
— Oui, nous sommes déjà arrivés à un accord unanime. Y compris avec nos amis catholiques et musulmans.
Les cardinaux hochent la tête, l’imam salafiste acquiesce :
— Le Conseil islamique du fiqh a établi que l’islam autorise le génie génétique, à condition que cela sauve des vies.
— Merci, messieurs. Je vais vous demander d’imaginer que l’on puisse dupliquer quelqu’un totalement.
— Qu’entendez-vous par totalement ? demande le luthérien.
— Le reproduire à une précision infinitésimale. Ce nouvel individu a le même code génétique que son original, mais cela va plus loin.
— Comme une copie carbone parfaite, c’est cela ? dit l’apôtre mormon.
— Oui, sourit Pudlowski. Une copie carbone.