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— Est-ce spéculatif ? demande l’un des bouddhistes, avec une douceur orientale qui frôle le cliché.

La responsable des Opérations psychologiques marque une longue pause, elle veut prendre tout son temps.

— Non, ma question n’est pas théorique. Nous avons interpellé un individu, qui se révèle indiscernable d’un autre, autre qu’il affirme d’ailleurs être. La confrontation a eu lieu. C’est stupéfiant.

— Comme un jumeau ?

— Non… Ils possèdent tous deux la même personnalité et les mêmes souvenirs, au point d’être persuadés l’un comme l’autre d’être l’original. Leurs deux cerveaux sont codés de la même manière, au niveau chimique et électrique, au niveau atomique.

La salle s’agite. Les mots de blasphème, d’abjection sont prononcés, ainsi que d’autres, plus scatologiques que théologiques.

— Qui est à l’origine de cette ignominie ? résume le baptiste.

— Nous ne savons pas, dit Jamy Pudlowski. Nous ne vous demandons pas un avis éthique. Mais ces êtres existent.

— Est-ce que c’est Google ? dit un cardinal, avec excitation. Ils ont…

— Non, Votre Éminence, ce n’est pas Google.

— Pourtant madame, reprend le prélat, Google a pris des parts dans une société israélienne d’impression 3D et…

— Non, Votre Éminence, ce n’est pas eux. Ma première question sera : est-ce que selon la Loi, cet… être est une création divine ?

Les mots ne manquent pas à Pudlowski, son hésitation rhétorique veut inciter au débat : la confusion s’installe, et le salafiste est le premier à se pencher vers son micro.

— Allah a donné à l’homme et aux animaux le don de procréation, et Allah a donné à l’homme la raison, qui lui permet d’inventer des objets. Mais le Prophète – la paix et la bénédiction d’Allah soient sur lui – dit aussi, dans le Pèlerinage : « Ô humanité ! Une parabole vous est proposée, écoutez-la : ceux que vous invoquez en dehors d’Allah ne peuvent pas créer une mouche, même s’ils s’unissaient pour cela. » C’est ce que dit la parabole : l’homme ne saurait créer la vie, même celle d’une mouche.

— Je comprends, mais on a affaire ici à beaucoup plus qu’une mouche, cher ami, corrige Jamy Pudlowski.

Le sunnite se lève et dit :

— Dans les hadith du Sahih al-Bukhari, Abu Sa’id al-Khudri – qu’Allah soit satisfait de lui – rapporte que le Prophète – paix et bénédictions d’Allah soient sur lui – a dit : « Il n’y a pas d’être créé, mais Allah l’a créé. » C’est cela l’important.

— Donc, selon vous, ces êtres ont été créés par Dieu.

— Je ne vous répète pas la parabole de la mouche, reprend le salafiste. Si Allah ne voulait pas que cet être soit créé, il ne l’aurait pas autorisé à exister.

— Je vois, dit Pudlowski, je vois…

Puis elle se tait, attend en vain un mot des catholiques ou des protestants. Le rabbin traditionaliste hésite un instant, se lance :

— Il y a tout de même des mythes de création dans le Talmud. Dans le traité Sanhédrin, il est dit que Rava, béni soit-il, crée un homme par des pouvoirs magiques. Le traité ne dit pas lesquels…

— Pardon, mais qui est Rava ? demande Pudlowski.

— C’est un rabbin de la quatrième génération… Peu importe, Rava envoie l’homme qu’il a créé à Rabbi Zera, lequel lui pose une question, mais comme l’homme ne lui répond pas, Rabbi Zera comprend qu’il n’a pas été créé par Dieu, qu’il est un golem et il lui ordonne de retourner à la poussière.

— Dans d’autres versions, complète le rabbin libéral, cet homme qu’a créé Rava peut parler, mais pas se reproduire. Il est aussi dit un peu plus loin dans le Sanhédrin que Rav Hanina et Rav Oshaya créent un mouton, et qu’ils le mangent… Tout cela est assez confus… Il faut le lire comme une parabole. Pour montrer la vanité de l’homme et la toute-puissance de Dieu.

Le chiite soupire.

— Mais tout de même, revenons au Coran. En arabe, le mot « créer », khalaqa, qui est utilisé ici, signifie « fabriquer à partir de rien », ce que seul – nous sommes tous d’accord – Allah peut faire. Même votre rabbin Rava part de la Terre. Mais dans le cas que vous mentionnez, madame, cet… être… n’a pas été fabriqué à partir de rien ?

— Certainement pas, répond la femme de la CIA. Cependant nous ignorons tout de… du procédé de… fabrication.

Le rabbin libéral profite d’un court moment de silence :

— Il faut rappeler l’enseignement de Maïmonide : Dieu a donné son âme à l’homme, nèphèsh, mais si Dieu a donné à l’homme des lois et des préceptes, c’est bien que l’homme possède le libre arbitre, avec un bon penchant et un mauvais.

— Je ne vois pas quel rapport a la question du libre arbitre avec ce dont on parle, s’agace le rabbin traditionaliste. On nous demande une position théologique et bien sûr, vous, totalement hors sujet comme toujours, vous nous ramenez votre Maïmonide !

— Mais enfin ! Je ne ramène pas mon Maïmonide !

— S’il vous plaît, tempère Pudlowski. Comprenez-moi : si je pose cette question de la création, c’est que je ne veux surtout pas qu’on puisse dire de cet homme qu’il est une création satanique.

— Satan ne crée pas ! s’indigne le sage salafiste.

— Ah non ! renchérit le rabbin traditionaliste, et les deux protestants dodelinent du chef.

— Dieu a créé Satan, dit l’un des cardinaux en esquissant le signe de croix. Il l’a créé afin de tenter les hommes, et dans le Jardin, Satan s’est incarné dans le serpent, la plus rusée des créatures de Dieu. Mais Satan ne saurait créer.

— Ah, s’étonne Pudlowski, naïvement. Pourtant, je crois bien avoir déjà entendu parler de « créature de Satan ».

— C’est un abus de langage, une vulgate populaire, sourit le salafiste, tandis que le chiite, au bout de la table, ricane et lâche, indigné :

— Une vulgate ? Et pourtant, il me semble bien que votre théologien Muhammad Al-Munajjid a qualifié Mickey Mouse de « créature de Satan ».

— Mickey Mouse ? ! bondit le président des États-Unis, qui n’avait encore pas dit un mot.

— Al-Munajjid n’est pas « notre » théologien comme vous dites, soupire le salafiste, c’est un savant respecté, c’est tout. Il a dit précisément « soldat de Satan » et ses paroles ont été déformées par les mécréants et les apostats pour moquer l’islam.

— Il a tout de même lancé sa fatwa contre Mickey Mouse, continue le chiite avec ironie. Et Al-Munajjid n’a rien contre l’esclavage, ni contre les relations sexuelles avec les esclaves.

— C’est l’ijma et donc l’avis des savants musulmans, s’énerve le salafiste. Muhammad Al-Munajjid ne fait que le répéter, et je…

— Ha ! Et aussi qu’on peut brûler les homosexuels ? demande le luthérien.

Le rabbin libéral lève les yeux au ciel :

— Hum. Dois-je vous rappeler ce que Luther a dit des homosexuels ?

— Messieurs, messieurs, intervient Pudlowski avec autorité. Nous nous éloignons du sujet. Je considère cette première question comme réglée : notre homme n’est pas une créature du diable. D’accord ?

— Il n’est de créature que de Dieu, et nous sommes tous d’accord, dit le rabbin traditionaliste, d’un ton apaisant.

Les moines bouddhistes gardaient le silence, mais l’un d’eux, agacé, prend la parole.

— À propos de vos « créatures de Dieu »… Nous vous avons laissés vous disputer, mais le monde n’a jamais qu’une origine relative. C’est un cycle sans fin où l’univers fluctue entre des états de création, privilège de Brahma, des moments de stabilité où Vishnu domine, et des phases où Shiva détruit tout, de façon lente ou rapide. Et tout peut alors recommencer. Pour nous, votre question n’a aucune espèce de sens. Tous les êtres sensibles ont en eux la présence du Bouddha et peuvent atteindre l’Éveil. Vous ne risquez pas de voir des bouddhistes hurler à des « créatures de Satan ». Nous souhaitons la bienvenue à cet être neuf. Et comme toujours, nous envoyons un message de paix.