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— Un bien beau message de paix, il est vrai, réplique le sunnite, quand vos coreligionnaires massacrent nos frères rohingyas en Birmanie, sous la bannière de ce fanatique de Wirathu…

— Mais… Ce n’est pas mon bouddhisme… Et d’abord, qui a détruit les Bouddhas de Bâmiyân, je vous le demande ? Et au Sri Lanka, qui…

Pudlowski s’interpose avec douceur.

— S’il vous plaît. Je vous sais tous pleins de bonne volonté, mais – et je le regrette – nous ne pourrons régler dans cette pièce les problèmes de la planète. C’est donc une créature de Dieu, ou un être qui ressent la présence du Bouddha. Voilà un point d’acquis. J’ai une autre demande, sur un concept : l’âme.

— L’âme ? répète le sunnite.

— Oui. Je ne saurais la définir, mais c’est un principe essentiel, n’est-ce pas ?

— C’est essentiel, mais compliqué, dit le sunnite. Puis-je développer ?

— J’ai tout mon temps…, soupire Pudlowski.

La réunion dure deux heures, deux heures à la fin desquelles rien n’est réglé, et Jamy Pudlowski, lasse, y met un terme. S’accorder une semaine, un mois, ne résoudrait rien.

— S’il vous plaît, messieurs. Pouvons-nous parvenir à une position commune ? Et même rédiger une déclaration, la plus unanime possible et bien entendu temporaire, mais qui protège cette personne contre tout acte criminel guidé par une mauvaise lecture des textes sacrés ?

— C’est la meilleure solution, dit le bouddhiste.

— Absolument, acquiesce le rabbin libéral, nous pourrions reprendre ces beaux mots du Lévitique (19,18) où Dieu nous commande d’aimer notre prochain comme nous-mêmes.

— Ou ceux de l’Évangile (Jean 13,34), dit le pasteur luthérien, où Jésus commande à ses disciples de s’aimer les uns les autres.

Le salafiste s’incline et conclut :

— « Faites le bien », a dit le Prophète – la paix et la bénédiction d’Allah soient sur lui. « Allah aime les bienfaisants. » Et en accueillant ces êtres sans les tourmenter, nous ne faisons pas le mal.

— Bien, dit Jamy Pudlowski. Je vous remercie. Je me dois d’ajouter un élément qui n’est pas négligeable. Nous ne sommes pas confrontés à un être « dupliqué », mais à plusieurs. Deux cent quarante-trois très exactement.

— Deux cent quarante-trois ?

Elle ne laisse pas de temps aux réactions :

— Mes amis, je vous redonne rendez-vous demain matin et vous aurez toutes les informations à ce moment. De toute façon, j’imagine que cela ne change rien au débat sur le fond. Je vais rédiger une synthèse de cette réunion, et je vous soumettrai une résolution œcuménique, qui transcende les différences religieuses.

Pudlowski remercie longuement chaque participant, puis prend congé. Une fois dans l’hélicoptère qui la ramène à la base, elle appelle Adrian Miller.

— Alors, demande le mathématicien, cela s’est bien passé ?

— Pour le mieux, soupire Pudlowski. Pour le mieux.

Le téléphone vibre. Un SMS du POTUS.

« Great job ! » a écrit le président.

HANGAR

Samedi 26 juin 2021,

hangar B, McGuire Air Force Base

— Mais ? ! Ils dansent ! s’exclame Silveria du haut de la plateforme.

À l’angle nord, un espace s’est ouvert entre les tables et oui, des passagers dansent. Des adolescents, des enfants, mais pas seulement, s’agitent sur le nouveau hit d’Ed Sheeran, So Tired to Be Me, entre R&B et dancehall, mais Silveria est loin d’être expert et ni Pudlowski ni Mitnick qui se tiennent à côté de lui ne sauraient l’aider.

Il y a si longtemps qu’il n’a pas dansé. Il y a deux ans, avec sa fille, en ouvrant le bal de son mariage ? Peut-être. Ce jour-là, ils avaient valsé sur Louis Armstrong, lui à l’étroit dans son costume et elle qui débordait joyeusement de sa robe blanche. Silveria revenait d’Afghanistan, il tournoyait en riant avec Gina et Gina riait en tournoyant dans les bras de son père et avec eux tournoyaient dans sa tête les images dégoûtantes de la guerre. Même les yeux fermés, même après trois bières, même enveloppé de douceur dans le parfum fruité de sa fille, le monde de Silveria était de moins en moins un wonderful world. Malgré tout, en valsant avec elle, en chassant loin le sang et la poudre et le désert, il crachait à la gueule de tous les démons de l’enfer.

— Qui les a laissés mettre de la musique ? s’agace Silveria.

— C’est plutôt une bonne initiative, dit Jamy Pudlowski. On projette déjà des films aux enfants, et on va distribuer des jeux de société, des échiquiers, des cartes. Cela devrait contribuer à faire baisser la tension.

— Qu’ils dansent, alors.

Le général regarde l’horloge : il est deux heures de l’après-midi et il est aussi épuisé que si la nuit tombait. De la plateforme où il se tient, le hangar est devenu un village de tentes sable camouflage et de préfabriqués blancs, une bourgade provisoire qui sent la graisse rance et le désinfectant. La logistique militaire s’adapte autant qu’elle peut à ces civils indisciplinés. Les soldats savent le minimum, autant dire rien, et leur seule consigne est de ne rien révéler de la date. La majorité garde les portes avec fermeté, mais certains ont été autorisés à s’occuper des enfants. Silveria a triplé leur nombre, et, trouvant ses hommes nerveux, il a remplacé leurs fusils-mitrailleurs par des tasers.

Patrick Silveria est fatigué, et pourtant il flotte dans une rare plénitude. Pour la première fois de sa vie, il se pose des questions autres que celle de savoir pourquoi il a fini par devenir le général Silveria, médaillé de l’Air Force Cross, du Purple Heart et de la Legion of Merit. Enfant, il avait voulu être médecin pour soigner sa mère mourante, adolescent, il avait tenté d’être comédien, puis il avait commencé des études de physique théorique. Mais le vent n’avait cessé de mal tourner. Il n’avait pu obtenir sa bourse pour Lawrence University, son père avait eu la leucémie qui l’avait emporté, et la belle Myra l’avait quitté pour un vieillard de trente-cinq ans. Alors, par défi, il avait passé et réussi l’examen de West Point, devenant le seul de la promotion à n’avoir aucun militaire dans sa famille. Depuis, il ne cesse d’interroger ce qu’on appelle le destin : et si à dix-huit ans, il avait été retenu pour le second rôle dans cette comédie policière à Broadway, et si Hannah n’était pas tombée si tôt enceinte, et si en 2003, lors de l’offensive d’avril, il n’avait pas réussi à descendre ce satané Mig-25 au-dessus de Mossoul ? Il avait désormais sa réponse : ce chemin de hasard n’a existé que pour qu’un jour, en haut de la plateforme d’acier d’un hangar de Lockheed Galaxy, il pose ses deux mains sur la rambarde peinte au minium, entouré de Prix Nobel, au-dessus de cette foule de gens surgis de nulle part.

— Je vais descendre dans la fosse aux lions, décide Silveria.

— Tout à l’heure, il y a eu un début d’émeute, dit Pudlowski. Ils vont vous déchiqueter…

— J’ai peut-être envie de l’être.

— Et j’allais oublier, dit Mitnick : il y a une avocate parmi les passagers… Joanna Woods. Je ne suis pas juriste, mais son dossier a l’air sérieux, même s’il est très… coloré.