— Coloré ? s’étonne Silveria.
— Elle rédige ses requêtes sur les feuilles à dessin qu’on a distribuées aux gosses, et avec leurs feutres de couleur.
Le général soupire. Il lui vient en tête une bonne dizaine de blagues sur les avocats, dont une excellente sur la différence entre une tique et un avocat, mais il les garde pour lui. Ça ne détendrait même pas l’atmosphère.
— Si vous souhaitez négocier, Me Woods est à la première rangée, table 14, avec le commandant.
Devant l’air stupéfait de Silveria, Mitnick poursuit :
— Général, si vous consultiez un peu plus votre tablette, vous verriez que nous avons installé sur les murs des centaines de caméras haute définition, et autant de micros directionnels. Il y a, en interface, un système de reconnaissance faciale, une analyse de la parole, dans toutes les langues, avec traduction simultanée. Cliquez sur un nom de passager, et le script s’affiche en direct. Sur les tables, les bouquets de fleurs séchées sont des bijoux d’électronique. Les tentes sont sur écoute elles aussi.
— Bravo. Rien dans les toilettes, tant que vous y êtes ?
— Nous en avons débattu, mais finalement, non.
Pas un trait du visage de Mitnick n’a bougé. Silveria se demande si l’homme est un pince-sans-rire ou s’il était sérieux.
— Puisque vous êtes si fort, Mitnick, vous avez sûrement l’image du passager qui s’est enfui…
— Non. On n’a installé les caméras et les micros qu’hier matin. Il s’était déjà échappé. On sait qu’il a embarqué à Paris sous le nom de Michaël Weber. C’est une identité usurpée, il voyageait avec un passeport australien, l’un des pays qui ne sont toujours pas passés au biométrique. Il y a des dizaines de Michaël Weber en Australie, mais celui-là habite à Gold Coast, c’est un chauffeur de bus scolaire qui n’a jamais quitté sa ville. À bord du Boeing, nous avons voulu procéder à des relevés d’empreintes sur son siège, mais c’est du tissu. Nous avons récupéré les plateaux-repas, les couverts. En éliminant les ADN de tous les autres passagers, il restera encore celui des préparateurs des plateaux. Imaginons malgré tout qu’on découvre le sien, on saura la couleur de sa peau, celle de ses yeux, la texture de ses cheveux, son âge, sa physionomie, on créera un portrait-robot génétique et on ira le rechercher sur les réseaux sociaux. Il ne faut pas attendre de miracle.
— Les images de l’avion ?
— Il a réservé le siège 30E qui n’est dans l’axe d’aucune caméra de contrôle, et même au moment de l’embarquement, on ne retrouve aucun plan qui révèle son visage. On a interviewé ses voisins de cabine, mais personne n’a trop prêté attention à lui. On a dressé son portrait-robot. Des lunettes épaisses, des cheveux longs, une moustache, des détails qui attirent l’œil et le détournent de l’essentiel. Et il a porté sa capuche durant le vol.
— Les images de surveillance à l’aéroport Charles-de-Gaulle ?
— C’était en mars : la plupart ont été effacées. Sur le peu qui restent, on ne voit absolument rien. À ce niveau d’invisibilité, on a affaire à un professionnel.
— Et l’effraction, dans le hangar ?
— Il a forcé une porte au cours de la petite panique créée par le début d’incendie qu’il a sans doute allumé. Aucune empreinte sur la poignée ni sur la barre de fer qu’il a utilisée. À midi, on a retrouvé à New York le pick-up volé, incendié. Un pro, je vous dis.
— Continuez à chercher. Même une fourmi laisse une trace.
— Une fourmi ailée, pas tant que ça, grimace Mitnick.
LES QUESTIONS DE MEREDITH
Samedi 26 juin 2021, 7 h 30,
McGuire Air Force Base
— Je refuse d’être un programme, peste Meredith… Adrian, si cette hypothèse est la bonne, alors nous vivons une allégorie de la caverne, mais à la puissance n. Et c’est insupportable : passe encore que nous n’accédions qu’à la surface du réel, sans espoir d’accéder à la vraie connaissance. Mais que même cette surface soit une illusion, c’est à se flinguer.
— Je ne sais pas si « se flinguer » convient à un programme, tempère Adrian, en lui tendant le troisième café de la matinée.
Mais Meredith est furieuse, totalement hors d’elle, même si c’est sans doute un effet indésirable du modafinil dont elle avale un comprimé toutes les six heures pour ne pas dormir. Adrian affronte un flot de questions auxquelles elle n’exige aucune réponse. Tout y passe.
Est-ce que le fait que je n’aime pas le café est inscrit dans mon programme ? Et ma gueule de bois d’hier, quand je me suis changée en éponge à tequila, elle est simulée elle aussi ? Si un programme désire, aime et souffre, quels sont les algorithmes de l’amour, de la souffrance et du désir ? Est-ce que je suis programmée pour me mettre en colère en découvrant que je suis un programme ? Est-ce que j’ai un libre arbitre, malgré tout ? Est-ce que tout est prévu, programmé, inévitable ? Quelle dose de chaos est incluse dans cette simulation ? Il y a du chaos, au moins ? N’y a-t-il aucun moyen de prouver que non, ouf, en fait, nous ne sommes pas dans une simulation ?
Difficile, va répondre Adrian, de trouver une expérience qui invaliderait l’hypothèse, puisque, pas sotte, la simulation fournirait un résultat prouvant le contraire. Pourtant, cela fait trente heures qu’ils s’obstinent à imaginer une expérimentation. Les astrophysiciens, en particulier, tentent d’observer le comportement des rayons cosmiques de la plus haute énergie. Ils croient impossible, en appliquant les lois « réelles » de la physique, de les simuler avec une précision de 100 %. Des anomalies dans leur comportement pourraient prouver que la réalité n’est pas réelle. Pour l’instant, cela ne donne rien.
L’idée d’une simulation, Adrian la déteste, lui qui adopta Karl Popper comme phare de ses études d’épistémologie, ce brave Popper pour qui une théorie n’a aucun caractère scientifique si rien ne peut la réfuter… Mais il a beau tourner la question en tous sens, à conditions égales, l’explication la plus simple est souvent la bonne. La plus simple, mais la plus inconfortable : l’apparition de l’appareil ne peut pas être un cafouillage de la simulation – il aurait été si simple de « l’effacer », de revenir quelques secondes en arrière. Non. C’est un test, évidemment : comment vont réagir des milliards d’êtres virtuels face à la révélation de leur virtualité ?
Mais Adrian n’a pas le temps de disputer, car Meredith poursuit.
Vivons-nous dans un temps qui n’est qu’une illusion, où chaque siècle apparent ne dure qu’une fraction de seconde dans les processeurs du gigantesque ordinateur ? Qu’est-ce que la mort alors, sinon un simple « end » écrit sur une ligne de code ?
Est-ce que Hitler, la Shoah n’existent que dans notre simulation, ou aussi dans quelques autres, est-ce que six millions de programmes juifs ont été assassinés par des millions de programmes nazis ? Est-ce qu’un viol, c’est un programme mâle qui viole un programme femelle ? Est-ce que les programmes paranoïaques ne sont pas des systèmes un tantinet plus clairvoyants que les autres ? Est-ce que cette hypothèse folle n’est pas la forme la plus élaborée de la théorie du complot élaborée dans le plus gigantesque des complots possibles ?
Quelle perversité d’avoir élaboré des programmes simulant des êtres aussi idiots, d’autres simulant des êtres trop intelligents pour ne pas souffrir d’être entourés des précédents, et des programmes simulant des musiciens, d’autres des artistes, d’autres encore simulant des écrivains qui écrivent des livres que lisent d’autres programmes encore ? Ou que personne ne lit d’ailleurs ? Qui a conçu les programmes Moïse, Homère, Mozart, Einstein, et pourquoi tant de programmes sans qualité, qui traversent leur existence électronique sans rien apporter ou si peu à la complexité de la simulation ?