Ou bien, ou bien, s’énerve encore Meredith, sommes-nous les simulations d’un monde de Cro-Magnon par des Neandertal, cette race de sapiens qui, elle, contrairement à ce qu’on croit, a vraiment réussi, voici cinquante mille ans ? Au point de vouloir voir ce que ces primates africains hyperagressifs auraient bien pu accomplir s’ils n’avaient, les pauvres, disparu ? Eh bien, c’est gagné, ils le savent maintenant, le Cro-Magnon est si indécrottablement abruti qu’il a ravagé son environnement virtuel, détruit ses forêts et pollué ses océans, s’est reproduit jusqu’à l’absurde, a brûlé toute l’énergie fossile, et la quasi-totalité de l’espèce va mourir de chaud et de stupidité dans à peine cinquante ans simulés. Ou tiens, ni mieux ni pire, si nous étions dans une simulation lancée par les héritiers de dinosaures qu’aucune météorite n’aurait détruits, qui s’amusent à observer un monde dirigé par des mammifères ? Ou encore vivons-nous dans l’imposture d’une biologie du carbone conçue autour d’une double hélice d’ADN, univers simulé par des extraterrestres dont la vie s’organise autour d’un triple hélicoïde et de l’atome de soufre ? Et même, même, si nous étions des êtres simulés par d’autres êtres non moins simulés dans une simulation plus grande encore, si tous les univers simulés s’emboîtaient les uns dans les autres, comme des tables gigognes ?
Comment savoir même quelle est notre apparence ? Puisque dans le programme, je suis une femme blanche, jeune, brune, trop maigre, aux cheveux longs, aux yeux noirs, pourquoi la simulation ne s’amuserait-elle pas à me créer autant de variantes de mon visage ou de mon corps que d’interlocuteurs ?
Et tiens, Adrian – et maintenant Meredith s’étouffe de rage –, une autre idée pas si absurde : est-ce qu’une fausse vie existe après notre fausse mort ? C’est vrai, ça, au fait, qu’est-ce que ça leur coûterait, à ces êtres tellement supérieurs, tellement géniaux, d’ajouter à leur simulation des paradis de pacotille, pour récompenser tous ces petits programmes méritants et dociles qui se sont soumis aux diktats de chaque doxa ? Pourquoi n’auraient-ils pas conçu un paradis pour les bons programmes musulmans, qui ont toujours mangé hallal et qui se sont pieusement tournés vers La Mecque pour prier Allah cinq fois par jour ? Un paradis pour les programmes catholiques qui sont allés se confesser à la messe tous les dimanches ? Un paradis pour les programmes adorateurs de Tlaloc, le dieu aztèque de l’eau, ces victimes sacrifiées en haut des pyramides et qui reviennent sur Terre métamorphosées en papillons ?
Et s’il existait aussi mille enfers, pour ces honteux programmes apostats, infidèles ou libres penseurs, mille géhennes où ces esprits émancipés brûleraient sans répit, dans une torture éternelle et virtuelle, assaillis par des démons rouges et dévorés par des monstres aux gueules féroces ? Et mieux encore, pourquoi ces génies farceurs n’auraient-ils pas imaginé que chaque programme religieux prierait le mauvais Dieu. Et une fois mort, surprise, mon pote, t’étais baptiste, bouddhiste, juif, musulman ? Mais fallait être mormon, Ducon ! Allez hop, tout le monde en enfer !
Après tout, les dieux aztèques ont plusieurs fois créé le monde, et plusieurs fois ils l’ont détruit : Ocelotonatiuh a fait dévorer les hommes par des jaguars, Ehecatonatiuh les a transformés en singes, Quiauhtonatiuh les a ensevelis sous un déluge de feu, Atonatiuh les a noyés et changés en poissons.
Telles sont les questions que se pose Meredith, ou peut-être son programme, qui en a retenu un paquet sur le monde et sur les dieux aztèques. Et d’ailleurs, sans vouloir dénigrer le monothéisme, le dysfonctionnement du monde s’expliquerait bien mieux par un conflit sans fin entre des dieux.
Meredith a soudain envie d’un café qu’elle n’aime pas, elle se bat avec le percolateur récalcitrant – Ces connards, ils ont même programmé des pannes dans leur simulation –, et quand le liquide noir et mousseux coule enfin, elle se tourne vers Adrian, silencieux.
Il la regarde avec un enchantement vermillon dans le cœur. Il aime décidément tout chez elle, ses joues roses lorsqu’elle s’emporte, cette perle de sueur sur le bout du nez, et sa façon de porter ample ses chemises sur un corps d’une si extrême minceur. Peut-être tout cet élan vers elle est-il aussi programmé ? Il s’en fout. La vie commence peut-être quand on sait qu’on n’en a pas.
Qu’est-ce que ça changerait pour eux, après tout ? Simulés ou non, on vit, on sent, on aime, on souffre, on crée, et on mourra tous en laissant sa trace, minuscule, dans la simulation. À quoi sert de savoir ? Il faut toujours préférer l’obscurité à la science. L’ignorance est bonne camarade, et la vérité ne fabrique jamais du bonheur. Autant être simulés et heureux.
Meredith boit une gorgée du café amer et sourit :
— Merci d’avoir fait que je sois là, Adrian. Ma fureur est à la proportion de l’intensité de ce que nous vivons. Je suis follement heureuse d’être dans ce bateau, et avec toi.
La topologiste anglaise éclate de rire, et à cet instant, elle aussi s’en moque bien d’être simulée, et sa joie n’est pas non plus un effet secondaire du modafinil. Elle se met à chanter sur l’air d’I Can’t Get No Satisfaction :
Elle danse et virevolte sur la mélodie des Stones, et comme il reste gauche et interdit, gonflé d’émotion, elle saisit sa main et l’entraîne :
— Allez, Adrian, ne reste pas comme une potiche ! I can be no no no !
C’est formidable, se dit Adrian, c’est formidable ce que j’aime cette fille.
Soudain, il l’attire à lui, il va l’étouffer entre ses bras, étourdi de tendresse et de désir, et l’embrasser, quand le général Silveria entre dans la pièce.
— Professeur Miller, dit le général pas gêné pour un sou, un hélicoptère vous attend sur le tarmac. Vous partez tout de suite pour la Maison-Blanche. Le président vous attend.
QUELQUES PRÉSIDENTS
Samedi 26 juin 2021, 11 h,
West Wing, Maison-Blanche, Washington
Le président arpente le bureau ovale avec une excitation volcanique, les yeux fixés sur les rayons solaires de l’épais tapis blanc. Il fait un tour complet de la pièce, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, sous le regard indifférent d’un Winston Churchill en buste, le Washington dans son cadre au-dessus de la cheminée se montrant à peine plus attentif.
Ils sont quatre à attendre dans leur fauteuil, face au bureau présidentiel : le conseiller spécial, le secrétaire d’État des États-Unis, une conseillère scientifique, enfin Adrian Miller, captivé par l’aigle majestueux du panneau du Resolute desk, Adrian à qui le chef du protocole a fait passer dès son arrivée une chemise blanche propre et parfumée, Et nous en profiterons pour laver rapidement votre T-shirt, professeur Miller.