« C’est pourquoi, Françaises, Français, comme durant le drame de l’année dernière, ce long confinement contre la pandémie, les jours et les semaines qui s’annoncent doivent devenir un temps pour penser, mais aussi un temps pour trouver la paix. Les scientifiques voudront interpréter, ils voudront comprendre, ils voudront expliquer, et c’est leur tâche, mais c’est en soi et en soi seul que chacun trouvera des réponses.
« Je vous remercie. Vive la République, vive la France. »
— C’est dingue, répète Flora. Tu imagines, Jo, si tu étais dédoublé ?
UN HOMME REGARDE UNE FEMME
Lundi 28 juin 2021,
hangar B, McGuire Air Force Base
— Monsieur Vannier ? redit Jamy Pudlowski à l’architecte, qui se tient derrière la vitre sans tain de la salle de commandement. Derrière eux, sur la plateforme, s’alignent des dizaines de blocs, des demi-cubes d’acier et de verre teinté dotés d’une simple porte vitrée. À quelques mètres sous eux, la petite multitude du hangar, l’agitation, le bruit.
— Monsieur Vannier, vous comprenez la situation ?
— Pour autant que c’est possible, oui.
— Vous a-t-on montré la vidéo, avec les images caméras des deux avions ? Le moment de la divergence ? Le court film d’animation qu’a réalisé la NSA, et qui présente les hypothèses ? On vous a expliqué la présence d’un autre « vous » dans ce hangar ? Avec deux cent quarante-deux autres « doubles », pour être précis.
Pour toute réponse, André Vannier pose ses mains sur la rambarde et considère la foule. Il imaginait « se » repérer aussitôt dans cette multitude, mais c’est en vain qu’il cherche sa propre silhouette. Il craint même de s’être vu sans s’être reconnu.
— Suivez-moi, dit Jamy Pudlowski. Et elle l’entraîne dans l’un des blocs, sobrement équipé d’une table ovale, de quatre sièges, d’une caméra et, au mur, d’un écran. Les transparences des panneaux, les couleurs ocre et bordeaux des murs ôtent tout côté carcéral à ce qui n’est pourtant qu’une vaste cellule. Tandis qu’ils s’installent, elle manipule sa tablette, sans hâte.
— Je lis que votre cabinet d’architectes, Vannier & Edelman, avait candidaté pour le nouveau siège du FBI à Washington. Dommage, le projet a été abandonné, faute de financement.
— Nous avons bien fait une proposition, c’est vrai. Vous savez tout.
— Hélas non. Par exemple, nous ignorions que vous connaissiez le directeur du contre-espionnage français. Avec un tel ami, jamais vous n’auriez remporté le concours du siège… La France est une alliée, mais on n’est jamais trop prudent.
— L’important, c’est de participer, soupire Vannier. Mélois et moi avons fait la même grande école, je me suis dirigé vers l’architecture et lui vers la diplomatie.
Pudlowski déplace son doigt, l’écran offre un plan général de la salle.
— Nous filmons dans l’illégalité, s’excuse l’officier, mais les circonstances sont exceptionnelles.
Vannier regarde la caméra plantée au centre de la pièce, comprend qu’elle enregistre déjà tout. Pudlowski hoche la tête, embarrassée, préfère poursuivre :
— Caméras haute définition, micros directionnels. La NSA en a placé… pas mal. Le personnel d’équipage ou les passagers peuvent se lever, se déplacer, les caméras sont dédiées, elles les suivront automatiquement.
Elle pianote encore un instant et aussitôt l’image de l’autre André, le « June », apparaît. Une manipulation encore, l’écran se divise en deux, Lucie est sur la seconde moitié.
Vannier est saisi. Savoir une chose, ce n’est pas la vivre.
Lucie et « lui » sont assis à une table, ils parlent, désœuvrés. Un dernier geste de Pudlowski, et on les entend, leur dialogue s’affiche en anglais sur l’écran, traduit en simultané. « Café américain ? » demande André June en grimaçant. « What did the American ? » disent sottement les sous-titres. « Qu’a fait » pour « café », le système n’est pas encore très au point, se rassure André March…
— Je vous laisse un instant, monsieur Vannier, dit la femme du FBI en se levant et en le laissant seul face à l’écran.
Envoûté, effaré, il regarde cet autre André, ses rides, ses yeux gris comme un saphir laiteux, ses joues flétries où pointe une barbe blanche et ses cheveux épars. Chaque matin, André se rase face à son miroir, mais ils ont fini par s’apprivoiser l’un l’autre. Ici, la caméra est incorruptible, la haute définition sans bienveillance, la prise de vue sans courtoisie : c’est un vieil homme qu’il contemple. Un homme usé, sans charme, fatigué. Il cherche dans ce visage le sceau de la jeunesse immuable qu’il croit parfois incarner et il ne le voit pas. L’âge est partout, comme un carcan de boue. Il se trouve bouffi, aussi, empâté. Il devrait faire un régime. Décidément, vieillir, ce n’est pas seulement avoir adoré les Stones et se mettre à leur préférer les Beatles.
Un ange est assis à côté de cet homme-là. La lumière lui rend hommage. C’est la Lucie de début mars encore, une Lucie aux cheveux toujours longs, au regard encore doux, une Lucie encore sienne, qu’il n’a pas déjà fait fuir. Lorsque cet autre André prend la main de Lucie, il ne ressent aucune jalousie, la fascination emporte tout. Il regarde l’André qu’il fut se lever, se diriger vers les machines à café, et, instinctivement, parce qu’il le trouve voûté, lent, il redresse le buste, serre le poing jusqu’à avoir mal.
Dans cette cabine connectée d’où la NSA l’observe – mais il s’en moque bien –, André ne pense à rien qu’à Lucie et à cet autre lui, et surtout pas aux questions pratiques. Pas un instant il ne se préoccupe du cabinet Vannier & Edelman, qui ne peut tout de même pas devenir Vannier, Vannier & Edelman, il ne songe pas non plus à sa fille Jeanne qui a désormais deux pères, sans doute deux de trop, mais cela aura son avantage sans doute, il ne se préoccupe pas de l’appartement parisien qu’il va falloir partager, ou de sa maison drômoise…
Non, à rien de tout cela il ne pense encore. Il s’abîme dans ce désastre que lui offre à voir l’écran. Il aimerait pouvoir les quitter des yeux, mais c’est un tourbillon vertigineux. Dans cette petite pièce, un poids énorme écrase sa poitrine, l’air lui manque. Ce n’est pas un couple, loin de là, c’est un vieil homme attentif et anxieux, qui tremble d’amour devant une jeune femme distante. Cet André-là est encore dans l’émerveillement des premiers moments, il lit encore la réserve de Lucie comme de la prudence, sa tiédeur comme l’expression d’une certaine sagesse. Mais André March comprend qu’il n’a jamais cessé de craindre de l’effaroucher, de faire fuir cette hirondelle adorable qui acceptait de voler au côté d’un aussi vieux corbeau. Merde, l’amour, le vrai, ça ne peut pas être un nœud d’angoisse dans le cœur. Jamais il n’a été serein et bien sûr, cette anxiété contenait leur échec.
L’André du hangar revient, il porte deux cafés dans ses mains, il sourit, et c’est un sourire de miséreux, mais Lucie ne lève pas les yeux de son livre. Devant l’écran, l’autre André reconnaît trop bien ce détachement, cette manière à elle d’être absente. Mais regarde-le, merde, lâche ce fichu Pléiade Gary et effleure plutôt de tes beaux yeux ce grand type un peu antique, offre-lui un peu d’attention tendre. Mais non, rien. Il n’est pas donné à tout le monde d’assister de loin à sa propre ruine, d’avoir pitié de soi sans pour autant s’apitoyer sur soi-même.
Une grimace douloureuse lui vient aux lèvres. Au fond, cet André d’hier, il le plaint. Il sait ce qu’il lui reste à subir, d’humiliation et de frustration. L’âge n’y a jamais été pour rien. Il ne faut tout simplement pas aimer un être qui vous aime si peu. Pourquoi était-ce si compliqué ?