Assis devant cet écran, André March s’éloigne de Lucie, comme une feuille morte se détache d’un arbre, ou plutôt comme un arbre abandonnerait une feuille morte. Dix cruelles minutes d’observation minutieuse valent autant de mois de deuil douloureux. Sur la plateforme, André qui se déteste de l’aimer encore se réjouit déjà de l’aimer moins.
Un mouvement de foule. Plusieurs agents en civil se sont aventurés dans le hangar, et chacun s’empresse autour d’eux, les assaille de questions. L’un d’eux s’approche de Vannier, lui glisse un mot. Ce dernier le regarde sans comprendre, presse la main de Lucie, qui lui sourit. Puis il se résigne à suivre l’homme du Bureau.
De la salle vitrée, un André désabusé observe un André fatigué s’éloigner. Il aperçoit alors, au bout de la table, un homme mince, petit, brun, la quarantaine sans charme, qui annote d’une écriture serrée un petit carnet noir, un homme qui, de temps en temps, à l’échappée, observe Lucie. André March reconnaît aussitôt dans son regard cet égarement particulier, qui n’a d’autre cause que le déséquilibre qu’entraîne l’attraction. Un papillon de plus s’est pris dans la toile que Lucie tisse en toute innocence. André le reconnaît soudain, et reste stupéfait : Victor Miesel. Mais ce type est censé être mort ! Il était donc dans cet avion ?
Qu’a-t-il écrit, déjà ? L’espoir, c’est le palier du bonheur, son accomplissement, c’est l’antichambre du malheur, ou un truc comme ça. Victor Miesel se retrouve donc sur ce palier, à espérer capter l’attention de Lucie. Peut-être même la formule lui est-elle venue en songeant à Lucie ? L’homme se lève, se dirige lui aussi vers le distributeur, qu’ont-ils donc tous à tant aimer cette mixture atroce, il s’éloigne sans que Lucie lève les yeux vers lui. André s’en veut d’en être soulagé. Mais cette colère révèle le fossé qui se creuse.
— Monsieur Vannier ?
André sursaute, se retourne, Jamy Pudlowski est adossée à la porte. Depuis combien de temps l’observe-t-elle ? À son côté se tient un grand type, la cinquantaine voûtée, affligé de ce maintien maladroit de ceux qu’un corps trop grand encombre. L’homme s’approche, lui tend la main, d’un peu loin :
— Jacques Liévin, du consulat. Attaché commercial.
La voix est blanche, le geste hésitant. André sourit, tant l’homme suinte la peur : Liévin pourrait aussi bien faire une croix avec ses doigts ou porter un collier de gousses d’ail. L’architecte comprend qu’il vient tout juste de s’entretenir avec l’André de l’avion, et que ce deuxième André n’est pour lui qu’une monstruosité.
— Quelle histoire, n’est-ce pas, monsieur l’attaché commercial ? plaisante André. À votre avis, suis-je l’original ou la copie ?
— Je… Un avion militaire français se pose dans quelques minutes à McGuire, la France envoie une vingtaine de… d’agents, et M. Mélois, du contre-espionnage, vient en personne. Et ensuite, tous les Français doivent repartir avec lui. Il m’a demandé de vous saluer par avance.
— Vous voulez dire nous saluer, moi et moi ?
— Êtes-vous prêt, monsieur Vannier ? interrompt Pudlowski, que le jeu n’amuse pas. Nous pouvons organiser la rencontre avec votre « double ».
— J’insiste pour que vous nous laissiez seuls. C’est une conversation privée, même si c’est entre moi et moi…
— Le… Votre… L’autre m’a demandé la même chose. Mais vous êtes le premier Français à être… confronté, et le Quai m’a donné l’ordre de rester avec vous deux à tout instant, regrette Liévin. Je dois remettre un rapport…
— Un rapport en rapport avec nos rapports, en quelque sorte ? se moque Vannier.
L’architecte désigne les caméras. La femme du FBI fait un simple geste, et aussitôt, les témoins lumineux verts s’éteignent. Au moins, les voyants sont éteints, songe-t-il. Il surprend l’homme du consulat à fixer furtivement quelqu’un vers la gauche : derrière la paroi vitrée se tient un autre André, un André désorienté qui, d’un mouvement brusque, ouvre la porte et entre.
Ils demeurent longtemps face à face sans échanger un mot. Les regards s’évitent aussi. C’est si troublant : aucun André n’est l’André du miroir. Plus rien n’est familier, l’inversion des traits rend l’autre étranger, hostile. L’un va parler, mais un geste de l’autre retarde le moment. André March se tourne vers Liévin et Pudlowski, debout, embarrassés. Pudlowski hoche la tête. Liévin quitte la pièce avec un soulagement manifeste. La porte refermée, ils s’observent. L’originalité vestimentaire n’a jamais été le fort d’André : ils portent le même jean, à peine plus usé chez l’un, le même sweat-shirt gris à capuche, familier et rassurant, des longs voyages en avion, les mêmes chaussures de marche noires et robustes. Ah, non, pas tout à fait les mêmes, note André June. Les deux André se taisent encore. Mais ils ne peuvent s’en contenter longtemps. Un proverbe indien dit que ceux qui mendient en silence meurent de faim en silence.
— Nouvelles chaussures ?
— Il y a quinze jours.
Chez tous les deux, la surprise vient aussi de la voix. Un timbre moins grave que chaque André ne le pensait, moins doux aussi. Il s’est toujours entendu « de l’intérieur ». En conférence, en interview, il ralentit son débit, veille à articuler, se place dans les basses. Il découvre sa vraie voix.
— Jeanne ? demande André June après un nouveau temps.
— Elle va bien. Elle n’est pas encore au courant, évidemment.
— Lucie ? Lucie et moi ?
— On s’est quittés.
Puis André March se reprend : on peut toujours se mentir à soi-même, mais à quoi bon mentir à soi ? Il reprend :
— Elle m’a quitté. Trop peu de désir de son côté, et du mien trop de frustrations. Trop d’attentes aussi sans doute, trop d’impatience. Tu le pressentais, non ?
— Un homme averti en vaut deux.
Un instant, un instant seulement, une idée vient à André March, celle de tenter de reconquérir cette Lucie d’hier, cette Lucie de mars qui ne l’a pas encore repoussé. Mais il grimace, et c’est déjà un sourire. Il a su plaire à cette femme alors qu’il était moins jeune, moins beau que tous ceux qui la poursuivaient et n’aura jamais su quels étaient ses atouts. Rivaliser avec lui-même serait une nouveauté. Et puis… un André, c’est trente ans de différence d’âge, deux André, c’est un Ehpad. Elle ne peut que fuir, c’est si évident. À André June, il ferait mieux de souhaiter bonne chance. Il ajoute :
— Je n’ai qu’un conseil : sois doux, attentif, mais en même temps joue un peu l’indifférence. Et n’aie pas trop envie d’elle. Tu l’as déjà compris, mais pas encore accepté. Je m’en souviens.
On a si rarement l’occasion de se coacher.
André June se voudrait léger, mais une boule se noue dans le ventre. Dans une heure il retrouvera Lucie, comment lui avouer que leur destin est peut-être déjà scellé ? Ou comment lui cacher ?
— Et le cabinet ? dit André June, que le sujet met mal à l’aise.
— Un problème de béton sur la Sūryayā Tower. C’est réglé. Et puis, il y a quelques mois, rappelle-toi, je pensais prendre un mi-temps, voire ma retraite. J’en ai un peu marre, tu sais bien.
André March fait un signe à l’attaché commercial, derrière la vitre, qui faisait mine de fixer le sol métallique mais voit aussitôt le geste et entre.
— Cher monsieur, vous m’avez bien dit que la France peut offrir une seconde identité ?
— Oui. Une nouvelle identité pour lequel ?