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— Pour moi, poursuit André March, avant de s’adresser à June : C’est toi qui vas retourner au cabinet. C’est mieux. J’y ai passé ma vie, les trois mois où nous avons été ensemble. Passer mon temps à l’attendre m’aurait rendu fou. Parce que – tu vas vite le comprendre – Lucie travaille beaucoup. Il te faut de l’occupation. Je te mettrai au courant des dernières avancées sur les chantiers. Moi, j’irai dans la Drôme. J’y suis bien. Au fait…

March fronce les sourcils, se tourne vers l’attaché commercial.

— Soyons pratiques : comment le gouvernement répond-il aux questions matérielles ? Il y a environ soixante-dix Français concernés, m’a-t-on dit. Ils ne vont pas partager leur appartement, perdre la moitié de leur épargne. On pourrait sans doute considérer qu’il y a eu une… catastrophe naturelle ? Faire jouer les… assurances ? Le concept de catastrophe virtuelle pourrait entrer dans les textes. Et si je décidais de prendre ma retraite, que se passe-t-il ? Est-ce que je prendrais celle de mon… double ? Au vu de la générosité des systèmes de retraites complémentaires, je doute qu’ils dupliquent les cotisations que j’ai versées ! À moins d’une injonction gouvernementale.

L’homme du consulat semble dépassé. Il regarde son portable, planche de salut.

— Justement, on me signale que M. Mélois arrive dans la minute.

— C’est le genre de problème qu’il va adorer, rit André June.

— Au fait, l’autre baraque, le vieux relais de poste de Montjoux, avec laquelle j’hésitais, elle est toujours à vendre, dit André March. Je vais l’acheter, qu’on fasse ou non passer cette idée de « catastrophe virtuelle ». Nous aurons nos deux maisons, à dix kilomètres l’un de l’autre. Les amis qui venaient en vacances se partageront entre nous deux. On verra qui est le plus sympa.

LE MONDE DES SOPHIA

Lundi 28 juin 2021,

Clyde Tolson Resort, annexe du FBI, New York

Un grand blond aux yeux bleus, très mince, un gosse frais émoulu du centre de formation du FBI, se tient, raide comme un mât, devant un homme noir, assis, quarante-cinq ans, sportif, vaincu par la calvitie. L’agent spécial Walker lève à peine les yeux vers l’aspirant Jonathan Wayne.

— Aspirant Wayne. Comment se passe votre stage ? Ne me répondez pas. Votre dossier dit que vous êtes originaire d’Alaska.

— Je suis de Juneau, agent spécial Walker. Une petite ville au bord du Pacif…

— Et vous sortez de Quantico.

— Oui, agent spécial Walker.

— Cessez de m’appeler agent special Walker. Appelez-moi Julius…

— Oui, Julius.

— Non, finalement, continuez à m’appeler agent spécial Walker.

— Bien, agent sp…

— Je lis qu’avec votre père vous chassiez le grizzli. Vous avez l’expérience des animaux sauvages. Êtes-vous déjà allé sur le terrain ?

— Non, agent spécial Walker.

Julius Walker repose le dossier qu’il tenait entre les mains, inquiet. Il se tourne vers l’agent senior Gloria Lopez, debout à son côté, un gobelet de café à la main.

— Gloria, soupire Walker, lui confier cette mission est imprudent.

— Julius, c’est l’occasion de tester ses capacités sur le terrain. Et puis, il aura l’aspirant Anna Steinbeck comme partenaire. Elle a déjà un mois derrière elle, et elle a donné entière satisfaction.

— Deux aspirants ensemble ? Alors que la mission est danger niveau quatre ?

— Nous sommes débordés.

L’agent spécial Julius Walker revient vers le stagiaire, lui tend un dossier noir.

— Aspirant Wayne, votre mission consiste à capturer ce fauve, sans le blesser…

Le grand blond ouvre la chemise et de larges yeux étonnés.

— Mais… c’est une grenouille ?

— C’est un crapaud. Il s’appelle Betty, comme tout le monde. Ramenez-le-nous dans son vivarium.

— Je…

— Vous devriez déjà être parti, aspirant Wayne.

— Une dernière chose, ajoute Gloria Lopez. Si le crapaud venait à être menacé, votre devoir est de mourir pour lui.

Deux heures plus tard, les agents aspirants Wayne et Steinbeck ont accompli leur mission, Betty est là. Au cours du trajet, le crapaud aura évidemment profité d’un coup de frein où le vivarium s’est entrouvert pour s’échapper, et il sera parvenu à se réfugier à l’endroit le plus inaccessible qui soit, loin sous le siège conducteur. Anna Steinbeck, prise de fou rire, aura dû s’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence et Wayne se plier en quatre pour récupérer la bestiole, sans la broyer entre ses doigts, au prix d’un invraisemblable nombre de F words.

Les spécialistes en science cognitive ont aménagé dans une pièce un espace doux, feutré et coloré, où les enfants dupliqués se rencontrent « autour du jeu ».

Sophia March et Sophia June jouent, allongées sur le sol. À leur âge, ont estimé les cogniticiens, elles n’ont pas peur de la nouveauté, l’Autre n’est pas encore l’ennemi. Entre elles, Betty n’est plus un batracien, mais un objet transitionnel qui coasse très à-propos. Par ailleurs, la tour Eiffel du vivarium est désormais dotée d’un excellent micro. Les deux psys se font invisibles dans ce goûter : assises à la table, elles grignotent des muffins aux pépites de chocolat ou boivent du jus d’orange, feignent de ne prêter aucune attention aux petites filles tellement jumelles. Celles-ci confrontent tout, souvenirs, goûts, savoirs, Tu te souviens de l’anniversaire de Norma ? C’est quoi, le parfum de ta glace préférée ? Tu sais ce que c’est qu’un anaxyrus debilis ?

Aucune ne parvient d’abord à prendre l’autre en défaut. Mais très vite, Sophia March comprend qu’elle seule est au fait des derniers mois. Elle a trouvé le point faible et triomphe. Ah, tu ne te rappelles pas ce qu’a dit Liam à mon anniversaire ! Ni de ce que maman m’a offert ?

Elle exulte et Sophia June est anéantie. Lorsque soudain, celle-ci trouve une riposte et lance, d’une voix basse mais pleine de défi :

— À toi aussi, papa t’a fait jurer de ne pas dire quelque chose à personne, et surtout pas à maman ?

Sophia June murmure quelques mots encore à l’oreille de March.

Les deux pédopsychiatres attendaient cet instant, elles se figent, s’interdisent d’observer les fillettes. Sur leurs tablettes, la phrase à peine audible s’est aussitôt transcodée et s’affiche en sous-titres. Si les mots sont ceux d’une enfant, leur interprétation est sans ambiguïté.

Sophia March secoue la tête, elle se lève, elle crie.

— Tu n’as pas le droit d’en parler !

— Si, je peux.

— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai !

— Qu’est-ce qui n’est pas vrai, Sophia ? dit l’une des psys d’un ton doux et naturel, apaisant, et bien sûr, entendant leur prénom, les deux petites filles se tournent vers elle en même temps.

Sophia March renverse les tasses, furieuse, et hurle sur l’autre Sophia :

— Tais-toi ! tais-toi ! Papa a dit de ne rien dire. C’est un secret.

L’autre se referme, terrorisée, baisse les yeux. Le jeu est fini. Betty ne coasse pas.

— Viens, allons nous promener, dit l’une des psys, en prenant la main de Sophia June. Nous allons voir si ta mère veut nous accompagner.

* * *

Le secret, c’est Paris. Sophia n’a pas aimé.

D’abord elle s’inquiétait pour Betty, restée seule à la maison, avec quelques pauvres asticots glissés dans son terrarium pour tenir dix jours. Et puis, lorsque Liam a voulu prendre les bateaux-mouches sur la Seine, son père a préféré la garder avec lui à l’hôtel, puisqu’elle allait sûrement « avoir mal au cœur ». Et quand sa mère a emmené Liam monter au premier étage de la tour Eiffel, il lui a interdit de les accompagner, parce qu’elle était « fatiguée », et que de toute façon, « cette tour est moins haute que n’importe lequel de nos gratte-ciel ». Chaque fois, il l’a conduite dans la salle de bains, lui a demandé d’entrer dans l’eau chaude. Et Sophia n’aime pas être nue dans la baignoire avec son père qui se met nu lui aussi. Il la savonne, longtemps, partout, Je suis propre papa, ça suffit, C’est bien ma chérie, il faut que tu me savonnes toi aussi, n’en parle pas à maman, c’est notre secret. Mais le regard de Sophia tente de fuir le corps de son père, ses mains d’oublier ce qu’elles doivent apprendre à faire. Ses yeux s’accrochent partout où ils peuvent, sur les portemanteaux chromés, sur la bouteille de savon de Marseille, sur les robinets dorés.