Et plus tard, en mai, lorsque son père est revenu d’Irak, la salle de bains de la maison, Sophia March ne l’a pas aimée non plus. À Howard Beach aussi, elle connaît chaque craquèlement dans la peinture, chaque scintillement du néon du plafonnier, chaque irrégularité dans les carreaux bleu ciel. Elle déteste les odeurs, celle du savon, du shampoing, toutes les odeurs. Mais c’est un secret.
SLIMBOYS
Lundi 28 juin 2021,
Stratford Road, Kensington, Royaume-Uni
— Prenez un maki, monsieur Kaduna, dit l’homme du MI6 en tendant le plateau de sushis à Slimboy March. C’est le meilleur traiteur japonais de Kensington. Ils dépassent de loin ceux d’Ishimi sur Victoria Island.
Mais le musicien ne décolère pas. À Lagos, s’il a accepté d’embarquer dans le jet privé, s’il a pris sa douze-cordes Taylor et sa Gibson Hummingbird, c’est qu’on lui a fait miroiter la perspective d’un duo avec une légende vivante de la pop music. Mais une fois posé sur le sol anglais, et durant tout le trajet jusqu’à ce pavillon victorien non loin de Holland Park, ce grand Noir à l’accent d’Oxford lui a servi un discours long et obscur. Il était désormais question d’un « moment rare », d’un « phénomène insensé », mais plus du tout d’Elton John. Tout n’est pas perdu : il y a au milieu du salon un fabuleux queue Steinway rouge.
— Vous m’avez fait venir jusqu’à Londres pour ne même pas rencontrer Elton ? J’ai répété pendant tout le vol.
C’est vrai : les cinq heures d’avion, Slimboy les a passées à travailler Your Song, ce tube que tout chanteur se doit de reprendre une fois dans sa carrière, de Billy Paul à Lady Gaga. La partition est pour clavier, mais Slimboy a choisi la version guitare de Rod Stewart. À la Gibson, il a commencé par la jouer avec condescendance, dédain, et fredonné ces paroles tellement simples : « And you can tell everybody this is your song… » Puis, très vite, il a oublié que cette romance de Blanc était vieille de cinquante ans, usée jusqu’à la corde, il s’est trouvé prisonnier des phrases, ému comme un gosse, il s’est souvenu que Bernie Taupin n’avait que dix-huit ans quand il l’a composée, il a compris que chaque mot était écrit pour lui, Slimboy, pour parler de ses amours qu’il n’avait ni le droit de vivre, ni le droit de chanter, et alors que le Falcon amorçait sa descente vers Heathrow, Slimboy la jouait avec des yeux mouillés et il n’y pouvait rien.
— Nous sommes dans un building sécurisé, mais ne vous inquiétez pas. Sir Elton John va venir, d’ici peu, soupire l’agent des services. La preuve est là : croyez-moi, il n’y a jamais de piano dans les appartements de l’Intelligence Service.
— Alors, c’était vraiment son jet privé ?
— Absolument : d’ailleurs, les fauteuils étaient en cuir rose. Mais avez-v… Avez-vous compris ce que je viens de vous expliquer ? Êtes-vous prêt à la confrontation, monsieur Kaduna ?
— Une bonne fois pour toutes, je ne suis pas monsieur Kaduna, s’agace Slimboy. Et vous, votre vrai nom, c’est John Gray ?
— Vous pouvez m’appeler John, dit l’homme, qui fait un geste vers l’officier qui garde la porte.
Lorsque apparaît l’autre Slimboy, le premier recule, le second se fige. Les deux hommes s’examinent, se scrutent, longuement. Freud parle de l’inquiétante étrangeté, du double narcissique et du miroir interne. Rien de tout cela ne colle tout à fait. L’étrangeté ne les inquiète pas, leur double ne les séduit pas, trop maigre, trop grand, trop jeune, même, ils découvrent l’un comme l’autre qu’ils ne sont pas leur genre. Slimboy June entre enfin dans la pièce, marche vers la fenêtre d’où l’on aperçoit les vieux chênes d’Edwardes Square, saisit un maki et le porte à sa bouche, sans quitter son double des yeux.
Slimboy March s’assied, prend lui aussi un maki, et peu à peu, les petites bouchées de riz disparaissent. L’agent du MI6 ne s’attendait pas à ça. Le Britannique pensait qu’ils douteraient, voudraient se questionner, chercher la faille chez l’autre, s’assurer qu’il n’y avait aucune mystification, mais non. L’extraordinaire ne les désarçonne pas, l’invraisemblable ne soulève aucune angoisse. En revanche, il donne faim.
Il n’y a bientôt plus de sushis. Slimboy June, sans un mot, désigne une cicatrice claire sur son poignet. Son regard est une question.
— Tom, répond simplement l’autre, qui remonte sa manche et rend visible la même ligne luisante. Il répète :
— Tom. Tu sais.
Oui, Slimboy June sait, et il est le seul : après le meurtre de Tom, il n’a plus voulu vivre, s’est tranché les veines. Sa mère l’a sauvé. D’une précision géographique, il scelle leur pacte :
— C’était à Ibadan.
Les deux hommes se sourient tristement. C’est un sourire complice, affectueux, un sourire fraternel. Enfin ne pas devoir mentir, de rien devoir cacher, n’avoir honte de rien. Le monde n’a pas changé, mais l’un comme l’autre se sentent plus forts. Slimboy March se lève, va chercher les deux guitares, tend la douze-cordes à June, qui dit :
— La chanson Yaba Girls… Je l’ai écoutée. Elle est magnifique. Et… J’ai vraiment joué avec Drake ? Enfin, tu…
— Avec Drake, avec Eminem, avec Beyoncé. En mai, j’ai fait l’Afrorepublik Festival à Londres. Et dans deux semaines, j’ai le premier rôle dans un Nollywood romantique, Wedding in Lagos. J’ai aussi signé un nouveau contrat avec Sony Music, j’ai Coca-Cola comme sponsor, et j’ai fondé son nouveau label, RealSlim Entertainment. Voilà.
Slimboy June sourit. Il repense à cette blague qui dit que le jour où les Américains débarqueront sur Mars, ils y trouveront deux types de Lagos en train de signer un contrat.
— Et regarde, poursuit Slimboy March.
Il descend le zip de son sweat-shirt, et apparaissent sur sa poitrine les mots « 100 % human and valid ». C’est un T-shirt Rex Young, le signe discret de ralliement pour la communauté LGBT et les rares hétéros qui osent la soutenir.
Les deux hommes rient franchement. Tout ça grâce à Yaba Girls… Slimboy June n’est pas jaloux de cette réussite, il ne s’étonne même pas de ne pas l’être. Il est heureux, c’est comme un héritage qui tomberait du ciel. Le type du MI6 ne s’attendait pas à ça.
— J’ai écrit une chanson, moi aussi. Dans ce hangar où l’on nous retenait. Beautiful Men in Uniforms. C’est le titre.
— Beautiful Men ? Ne me dis pas que tu es gay, toi aussi ?
Le premier plaque la mélodie, chante en majeur, l’autre trouve aussitôt la seconde voix, improvise sur les accords. Les deux chanteurs se répondent, enrichissent sans jamais surenchérir sur l’autre. Ensemble, ils inventent une chute musicale, et March dit soudain, les yeux brillants :