— Attends ! Il suffit de dire que nous sommes jumeaux. Ce sera si simple. Après tout, nous sommes yorubas.
Yorubas, bien sûr. C’est évident. Les Atchan craignent les jumeaux. Les Mandingues plus encore. Ils ont la double vue, ils lisent les pensées. Pour les Ndembu, les Bantous, les Lele, les jumeaux ressortent du monde animal. Les Folonas, à leur naissance, les abandonnent une journée et une nuit durant, loin du village, pour qu’ils ne menacent pas les chefs et les sorciers. Les Luba tuent l’un des deux, car ce sont les enfants du malheur. Dans toute l’Afrique, on dit que seuls les fétiches les font naître, c’est un signe du ciel, et toujours le mauvais œil. Mais chez les Yorubas, depuis un siècle, on ne tue plus les enfants du dieu du tonnerre, ces bébés qui inspiraient la terreur. Avec les années, la malédiction s’est muée en vénération, en culte. C’est que dans l’ethnie yoruba, fait unique, une naissance sur vingt donne des jumeaux, au point que le village d’Igbo-Ora s’est proclamé capitale mondiale des jumeaux et que les prénoms Taiwo – « Premier » – et Kehinde – « Second » – sont communs. Alors oui, que Slimboy ait un frère jumeau, un frère abandonné et retrouvé, pourquoi pas ? Voilà qui n’étonnera personne.
— Il faudra un faux état civil, suggère June.
— Ce n’est qu’une question d’argent, acquiesce March.
L’agent du MI6 prend des notes comme si on lui passait commande de pizzas :
— Une nouvelle identité pour lequel ?
— Pour moi, évidemment, répond Slimboy June.
— On s’arrangera. On vous inventera une histoire, on vous fabriquera une identité numérique. C’est le genre de choses que nous savons faire, insiste John Gray.
— Nous pourrions faire des concerts, écrire des chansons. Des jumeaux… on va faire un tabac, sourit l’un des deux. Slimboys, c’est bien.
L’autre va répondre, mais une longue limousine rose bonbon s’arrête devant le pavillon. Un petit homme en sort, costume de soie poussin et doulos vert bouteille, d’énormes lunettes à strass sur le bout du nez.
The Guardian, Lagos edition,
vendredi 2 juillet 2021
DE SLIMBOY À SLIMMEN
Slimboy a un frère jumeau ! C’est en janvier dernier, dans une lettre posthume que lui a laissée sa mère, que le célèbre compositeur du tube mondial Yaba Girls a découvert son existence. Trop pauvre pour élever les deux enfants, elle l’avait abandonné à sa naissance à un orphelinat, et n’avait pu, par la suite, le retrouver. Slimboy, qui a trois sœurs cadettes, est alors parti à la recherche de ce frère disparu, en confiant l’enquête à un détective de Lagos, Adawele Shehu, spécialiste de la recherche de personnes disparues. « Cela n’a pas été facile, nous déclare celui-ci. Il m’a fallu près de quatre mois pour identifier ce frère inconnu. Il faut avouer que la subite notoriété de mon client, dont tous connaissent désormais le visage au Nigeria, a facilité mon travail. Il me suffisait de retrouver quelqu’un qui lui ressemble beaucoup. »
Femi Ahmed Kaduna a donc un frère, Sam, lui aussi brillant musicien, qui animait déjà les soirées lagotiennes lorsqu’il ne travaillait pas comme livreur. Car ce frère disparu vivait non loin de Lagos, à Ojodu. Les retrouvailles des deux frères, émouvantes, ont eu lieu dans la plus stricte intimité. Depuis, les deux jumeaux – on pourrait vraiment les confondre ! (voir notre photo) – ont pris la décision d’une tournée de concerts commune, sous le nom de SlimMen.
Nous souhaitons deux fois bonne chance à ce groupe.
SAME PLAYER DIES AGAIN
Lundi 28 juin 2021,
Mount Sinai Hospital, New York
La pharmacologie aimerait tellement être une science exacte : toutes les huit minutes, la pompe émet un bip sourd et injecte un bolus de morphine de deux milligrammes en intraveineuse. Cette concentration plasmatique est minimale et efficace, David Markle ne souffre pas. Il dort, d’épuisement, dans sa chambre de soins palliatifs. Son organisme est à bout. S’il devait se réveiller, ce serait pour un dernier souffle.
Jody est rentrée se reposer. Demain, Grace et Benjamin vont à l’école. Mais Paul Markle est là, il obéit à une convocation : « une situation exceptionnelle » étaient les termes du FBI. Lorsqu’il est arrivé au Mount Sinai Hospital, une officière du Bureau l’a accueilli, lui a expliqué. Il a secoué la tête, froncé les sourcils, tout en lui refusait d’appréhender la « situation ». On l’a conduit à l’étage, qui est devenu une zone de l’hôpital placée sous surveillance militaire, dont à l’exception d’une infirmière liée au secret, on a évacué le personnel. Paul attend, il parcourt le dossier que lui a transmis l’équipe médicale du protocole 42. Les nouveaux scanners, les IRM qu’a subis un autre David Markle.
Paul attend, mais en voyant l’homme qui pousse la porte de la chambre, suivi de deux agents, le mot fuck ne sort même pas de ses lèvres, ses jambes le lâchent et il doit s’asseoir.
David regarde son frère Paul, puis l’autre David qui meurt dans ce lit. Le bip de la pompe ne rompt pas le silence entre eux.
— Nous avons averti votre femme, glisse l’homme du FBI à David. Des agents sont allés la chercher. Nous la préparons à cette…
— Laissez-la dormir, dit David. C’est bien comme ça.
Cette voix. L’entendre à nouveau bouleverse Paul. Il se lève, marche vers son grand frère, le prend dans ses bras. C’est son odeur, aussi, celle d’avant la maladie, et son corps dense, massif, puissant. Il le serre contre lui, recule, le regarde encore. Et dit une sottise :
— C’est toi. C’est vraiment toi.
— Vraiment moi, répond le pilote. Viens, sortons.
Les psychologues hésitent à les suivre, un geste de David leur intime l’ordre de les laisser seuls. Les deux frères quittent la chambre de David mourant, s’installent dans un de ces canapés d’hôpital en skaï gris qui ont plus de tragédies que de miracles à raconter. David ferme les yeux, la tête lui tourne :
— Qu’est-ce que… Paul, qu’est-ce qui m’est arrivé ? On m’a dit un cancer du pancréas, qui a été diagnostiqué en… mai.
Chez Paul, le médecin reprend ses esprits, il serre le bras de son frère :
— David… Samedi dernier, tes examens, tu te souviens ? Dans le hangar. On me les a transmis tout à l’heure.
David comprend. Mourir est plus intolérable encore si l’on sait quand. Il lui faut marcher, il se lève, s’approche de la porte entrouverte, regarde dans le lit ce corps, tellement amaigri, tellement faible, détourne les yeux, revient s’asseoir sur le canapé couleur de pierre tombale. Il murmure, comme s’il avait peur d’être entendu :
— Tu penses que là aussi, j’en ai pour si peu de temps ?
— C’est comme si on commençait la chimio et la radiothérapie le 12 ou 13 mars, au lieu du 30 mai, dit Paul rassurant, en consultant les dossiers. Et quatre mois de traitement au lieu d’un, c’est énorme, vu l’agressivité de ce cancer.
Paul, de nouveau, explique à son grand frère : la tumeur mal placée, les métastases au foie, l’infiltration jusqu’à l’intestin grêle, il ne peut pas plus opérer qu’il n’a pu le faire avec David March voici deux mois. David June pose les mêmes questions, argumente, Paul lui donne les mêmes réponses, avec les mêmes mots. De temps à autre, un « comme je te l’ai déjà dit » lui échappe. Il ne peut se résigner à admettre qu’à ce David-là, non, il n’a encore rien dit.