— Combien ? demande à nouveau David. Au moins trois mois, forcément. Plus ?
— On va essayer un autre traitement. Tu as été ton propre cobaye, au moins on sait mieux ce qui ne marche pas.
Paul sourit, tristement. La foi dans la médecine et les protocoles est plus forte que lui, c’est pour cela qu’il a choisi ce métier de fou, qu’il y excelle. En fait, il lui arrive de croire que c’est ce métier qui l’a choisi : il ne perd jamais espoir, il sait rassurer les patients parce qu’il se ment très bien à lui aussi. Mais une fois de plus, il respire mal. Un homme meurt à côté, un homme qui est David. Il voudrait pouvoir à la fois rire et pleurer. Il est perdu.
— Et Jody ? demande à nouveau David.
— Elle est épuisée. Tu n’imagines pas ce qu’elle a vécu.
La formule est maladroite au vu de ce qui attend David, mais tant pis. Le téléphone de Paul vibre. Il y jette un coup d’œil, répond à l’appel en baissant la voix :
— Jody ?
C’est un minuscule jardin japonais. Une haute haie de bambous noirs l’isole des ormes et des bouleaux d’un petit parc à l’anglaise, un ruisseau coule d’une modeste cascade, sillonne entre les pierres claires jusqu’à un étang paisible où nagent des carpes, un chemin de gravillons conduit à un court pont de bois, et l’on accède à une île qui n’a de place que pour deux bancs de pierre. Ceux qui ont conçu ce jardin ont voulu qu’il soit serein, qu’il respire la vie, mais cette béatitude calculée le désigne comme le lieu des dernières promenades. Il est planté au milieu d’un centre de soins palliatifs luxueux, privilège de ceux qui ont une bonne assurance et qui voudraient croire qu’une mort zen ne sera pas tout à fait la mort.
Lorsque Jody apparaît entre les bambous, accompagnée d’un agent du Bureau et de Paul, David la voit se figer, frappée par une foudre sans éclair ni tonnerre. Tout son corps se tend, résiste pour ne pas reculer. Son visage a maigri, s’est asséché, durci, ses yeux sont cernés, rougis, la fatigue s’inscrit sur chacun de ses traits. Enfin, soutenue par Paul, elle s’approche à pas très lents. Elle marche vers un spectre. Elle traverse le pont, s’assied sur l’autre banc, le fixe longuement, puis baisse les yeux. Paul a un geste apaisant vers son frère, s’éloigne.
Ils restent assis en silence face à face, de longues minutes. David finit par dire :
— Crois-moi, j’aurais préféré un square, avec des gosses qui hurlent. Tout sauf ce truc à la con. Les psys ont dû penser que c’était adapté. Franchement, je…
— Tais-toi.
Jody a parlé à voix basse. David obéit, il écoute la rumeur douce de la cascade, le pépiement d’un moineau domestique, et devant ses yeux, l’eau verte s’agite soudain du remous vif d’une carpe. Ce jardin, ce n’était peut-être pas une idée si à la con que ça.
Soudain, Jody dit, et sa voix tremble :
— Je n’ai pas voulu que les enfants viennent te voir à l’hôpital, à partir du moment où tu as été intubé, inconscient sous morphine. On va leur raconter que tu as été en convalescence.
Pour parler de lui, tellement vivant, et de l’autre, qui va mourir, elle dit « tu », indistinctement. C’est sa manière de nier une réalité, d’en accepter une nouvelle. Les psys, dans les jours à venir, constateront cette attitude chez tous.
David hoche la tête. Il voudrait la serrer contre lui, mais il sent qu’elle n’est pas prête, il lit de la peur, et de l’aversion. Jody n’entend ni la cascade, ni l’oiseau. Ses yeux fixent les gravillons blancs, elle ne parvient pas à le regarder.
— Je suis désolée, dit-elle. Je voudrais t’embrasser, je n’y parviens pas.
Une fois la stupeur passée, une fois posées les questions qui viennent chaque fois à tous les esprits, la première chose qu’elle a demandée à Paul, c’est Et le cancer ? Et quand Paul a fini par avouer, quand elle a compris que ce David d’avant, ce David surgissant de nulle part allait peut-être à nouveau mourir, elle a senti le sang la quitter. Elle s’en veut de penser Pourquoi es-tu revenu, David, pourquoi ? Est-ce que tout cela n’était qu’une répétition générale, un mois de douleur pour se préparer à plus d’horreurs encore, plus de pleurs et de rage impuissante ? Elle voudrait croire que le Ciel lui offre une seconde chance, mais non, ce sera une seconde douleur, et tout ce qu’elle ressent est de la colère et de la répulsion.
Elle répète, et sa voix est froide :
— Pour les enfants, tu auras été en convalescence, oui. C’est plus simple.
Elle n’ajoute pas Je ne veux pas que les enfants enterrent leur père deux fois.
— Je vais essayer de guérir, Jody. Pour Grace, pour Benjamin, pour toi.
— Oui.
— Et pour moi, aussi. Tout de même.
Elle lève les yeux. Il voudrait la faire sourire, elle n’a la force de rien. Elle plonge dans ce regard pour le retrouver, pour chasser le désespoir qui ne la quitte plus. Il lui tend la main, elle l’accepte, il la presse, elle retrouve sa chaleur, sa manière qu’il a, du pouce, de la caresser.
— C’est vraiment toi, demande-t-elle enfin.
Ce n’est pas une question. Elle n’en a jamais douté. David ne répond pas, il la contemple avec une tendresse avide, comme si déjà, il voulait tout retenir d’elle, comme si les jours, déjà, étaient comptés.
Ils ne voient pas Paul, à l’entrée du jardin, à qui l’infirmière vient de glisser un mot, Paul dont les yeux se sont voilés de tristesse. Ils n’entendent pas non plus l’ordre que passe l’officier du FBI.
Le temps s’écoule, et il désarme la souffrance.
Une carpe saute hors de l’eau, retombe, et le bruit les fait sursauter.
WOODS VS WASSERMAN
Lundi 28 juin 2021,
Carroll Street, Brooklyn
Comment un corps peut-il contenir autant de larmes ? Les deux Joanna pleurent et la même pensée leur est venue en même temps. Autant de larmes.
Ils sont cinq dans le grand atelier d’Aby Wasserman, au milieu des croquis et des gouaches, les psys du FBI maladroitement juchés sur des tabourets hauts, les deux Joanna dans un fauteuil et un vieux canapé, avec un Aby hébété qui ne trouve pas de mots. Sans réfléchir, le dessinateur s’est assis à côté de « sa » Joanna, et désormais il lit la détresse dans le regard de l’autre. Cette femme aussi, c’est celle qu’il a serrée dans ses bras voici trois mois à la descente du Paris-New York. Il devrait l’embrasser, la consoler. Mais non. Il est changé en pierre.
Longtemps, ils restent immobiles, mutiques.
— Il faut que je sorte, dit soudain une Joanna, et ensemble les deux femmes se lèvent, ouvrent la porte-fenêtre, se précipitent sur le grand balcon qui donne sur la rue, et Aby les suit.
Les voici sous le soleil, les yeux rougis, à reprendre leur souffle. Joanna a toujours cru aux bienfaits du dehors, elle n’a jamais douté que le vent, le ciel, les nuages apportaient des réponses comme les cigognes des bébés. Enfant, lorsque le monde lui résistait, elle sortait chercher la paix dans le parc au coin de West et de Providence. Elle courait à perdre haleine sur le chemin bitumé jusqu’à ce que ses poumons explosent, qu’elle doive s’allonger, le dos dans l’herbe rase, les bras en croix, le cœur battant. L’univers entrait en elle à chaque inspiration et peu à peu, elle en reprenait possession. Mais les érables miroitants de Carroll Street n’ont aucune solution simple à leur offrir. Une Joanna se mouche, respire lentement, cherche le calme. L’autre s’essuie les yeux.