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Le responsable du bureau du livre vient le chercher à l’aéroport, et témoigne de la sollicitude à ce traducteur mutique et désorienté.

— Vous êtes certain que ça va aller, monsieur Miesel ?

— Oui. Nous avons failli mourir, je crois. Mais je vais bien.

Le ton monocorde inquiète l’homme du consulat. Ils n’échangent plus une parole jusqu’à l’hôtel. Lorsque le lendemain en fin d’après-midi, il y revient chercher Miesel, il comprend que le traducteur n’a pas quitté sa chambre de la journée, ni même mangé. Il doit insister pour qu’il se douche, s’habille. La réception se fait à la librairie Albertine, sur la Cinquième Avenue, face à Central Park. Au moment opportun, sur un geste pressant de l’attaché culturel, Miesel sort de sa poche le discours de remerciement écrit à Paris, puis, d’une voix blanche, affirme que le rôle du traducteur est de « libérer en le transposant le pur langage captif dans l’œuvre », il déclame sans force tout le bien qu’il ne pense pas de l’autrice américaine, une grande femme blonde mal maquillée qui sourit à son côté, et il se tait, abruptement. Devant le malaise qui s’installe, l’écrivaine s’empare du micro pour le remercier vivement, et affirmer que sa saga fantastique connaîtra deux nouveaux volumes. Puis vient le moment du cocktail ; Miesel affiche un air absent.

« Merde, vu ce que ce genre de festivités nous coûte, il pourrait faire un petit effort », grommelle en aparté le conseiller culturel. Le conseiller au livre défend vaguement Miesel, lequel reprend l’avion le lendemain matin.

Arrivé à Paris, il se met à écrire, comme sous la dictée, et la mécanique incontrôlable de cette écriture même le plonge dans un abîme d’angoisse. Ce livre aura pour titre L’Anomalie, et ce sera le septième de l’écrivain.

« De ma vie, je n’ai pas fait un geste. Je sais que de tout temps ce sont les gestes qui m’ont fabriqué, qu’aucun mouvement ne s’est accompli sous mon contrôle. Mon corps s’est contenté de s’animer entre des lignes que je n’ai pas tracées. Il y a de l’outrecuidance à laisser entendre que nous sommes maîtres dans l’espace, quand nous ne faisons que suivre les courbes de moindre force. Limite des limites. Aucun envol, jamais, ne dépliera notre ciel. »

En quelques semaines, un Victor Miesel graphomane remplit une centaine de pages de cet acabit, fluctuant entre lyrisme et métaphysique : « L’huître qui éprouve la perle sait qu’il n’est de conscience que douleur, elle n’est même que le plaisir de la douleur. […] La fraîcheur de l’oreiller me renvoie chaque fois à la vaine température de mon sang. Si je frissonne de froid, c’est que ma fourrure de solitude ne parvient pas à réchauffer le monde. »

Les derniers jours, il ne sort plus de chez lui. L’ultime paragraphe à sa maison d’édition dit combien cette expérience de déréalisation confine à l’insurmontable : « Je n’ai jamais su en quoi le monde serait différent si je n’avais pas existé, ni vers quels rivages je l’aurais déplacé si j’avais existé plus intensément, et je ne vois pas en quoi ma disparation altérera son mouvement. Me voici, marchant sur le chemin dont les pierres absentes m’emmènent vers nulle part. Je deviens le point où la vie et la mort s’unissent au point de se confondre, où le masque du vivant s’apaise dans le visage du défunt. Ce matin, par temps clair, je vois jusqu’à moi, et je suis comme tout le monde. Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à de l’immortalité. En vain, enfin, j’écris une dernière phrase qui ne vise pas à différer le moment. »

Ayant posé ces mots, envoyé le fichier à son éditrice, Victor Miesel, envahi par une angoisse intense sur laquelle il ne parvient pas à mettre un nom, enjambe le balcon, en tombe. Ou bien s’en jette. Il ne laisse aucune lettre, mais tout le texte le mène à ce geste ultime.

« Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à de l’immortalité. »

On est le 22 avril 2021, il est midi.

LUCIE

Lundi 28 juin 2021,

Ménilmontant, Paris

Dans la pénombre du petit matin, un homme au visage anguleux pousse en silence une porte de chambre, son regard fatigué fixe un lit qu’on devine à peine, une femme y dort. Le plan dure trois secondes, mais Lucie Bogaert ne l’aime pas. Trop lumineux, trop dispersé, trop statique. Le directeur de la photo devait sommeiller. Elle note qu’aux effets spé ils devront jouer sur le gamma, le contraste, flouter un tableau trop présent en arrière-plan. Elle recadre légèrement autour du visage de Vincent Cassel, crée un léger zoom sur lui, ralentit le plan de quelques images pour lui donner un peu de rythme. Cela lui prend une minute. Voilà. C’est tellement mieux. C’est pour cette attention aux détails, cet instinct filmique, qu’elle est devenue la monteuse favorite de tant de réalisateurs.

Il est tôt, cinq heures du matin, Louis dort. Dans deux heures, elle le réveillera, to wake, woke, woken, elle préparera le petit déjeuner, to eat, ate, eaten et oui, elle reverra avec lui les verbes irréguliers anglais, au programme de sa cinquième. Mais pour l’instant, Lucie remonte en urgence cette scène d’intérieur d’un Maïwenn qu’elles doivent revoir ensemble avant midi. La nuque douloureuse, les yeux asséchés, elle se lève. Le grand miroir sur la cheminée reflète l’image d’une femme petite et mince, aux formes aériennes de jeune fille, à la peau pâle, aux traits fins, aux cheveux bruns coupés court. Elle porte sur son fin nez grec de grandes lunettes en écaille, qui lui donnent un air d’étudiante. Elle marche jusqu’à la fenêtre du salon. Lorsqu’elle se sent débordée par la vacuité, c’est toujours à cette vitre froide qu’elle va poser son front. Ménilmontant dort, mais la ville l’aspire. Ce qu’elle voudrait, c’est abandonner son corps et se fondre avec tout ce qui est dehors.

Un ding assourdi l’alerte d’un mail. Elle lit le prénom d’André et soupire. Elle est en colère, moins parce qu’il insiste que parce qu’il sait qu’il ne devrait pas insister et qu’il ne peut s’en empêcher. Comment peut-il être aussi intelligent et aussi fragile à la fois ? Mais l’amour, c’est ne pas pouvoir empêcher le cœur de piétiner l’intelligence.

Elle a fait la connaissance d’André trois ans plus tôt, lors d’une soirée chez des amis cinéastes. Elle était arrivée tard, et un homme, sur le point de partir, était resté. On s’était moqué de lui, Ah, bien entendu, la jolie Lucie arrive et André n’est plus pressé de rentrer… C’était donc lui, l’André Vannier de Vannier & Edelman, cet architecte dont on lui avait parlé. Un homme grand, mince, qui paraissait la cinquantaine mais qu’on pouvait imaginer plus âgé. Il avait de longues mains, des yeux à la fois tristes et gais, qui avaient su garder l’impérissable de la jeunesse. Elle avait tout de suite senti que dès qu’elle parlait, elle le captivait, et elle avait aimé qu’il soit son captif.

Ils s’étaient revus peu après. Il lui avait fait une cour discrète, et elle avait compris qu’il craignait moins le ridicule que de l’embarrasser. Elle l’avait d’abord éconduit, avec délicatesse. Mais ils avaient pourtant continué à se retrouver, régulièrement, chaque fois il s’était montré prévenant, drôle, attentif. Elle devinait qu’il n’était pas fier de sa vie de célibataire, un sujet dont il se détournait chaque fois, elle soupçonnait un cortège de maîtresses et bien peu de magie.