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— Je ne veux pas te voler ta vie, dit l’une en reniflant.

— Moi non plus.

— Je ne veux pas perdre la mienne non plus.

Une Joanna se tourne vers le jeune homme :

— Aby ? Dis quelque chose.

Il sursaute. Son regard ne cessait d’errer d’une Joanna à l’autre. Seul un ventre discrètement arrondi permet de les distinguer.

— Je suis désolé. Je suis dépassé. Je… Je suis incapable de savoir quoi dire.

Il baisse les yeux, considère le tatouage sur son poignet : deux palmiers sur une dune. Hommage à son grand-père, à son histoire : enfant, il avait vu le mot OASIS sur l’avant-bras du vieillard, demandé la raison du mot tatoué, et la réponse avait été Tu vois, Aby, mon grand, l’oasis, cela signifie l’eau au cœur du désert, c’est un lieu de paix et de partage, alors je l’ai fait tatouer quand j’avais vingt ans, parce qu’il symbolise l’espoir d’une nouvelle vie ici après la guerre, c’est un porte-bonheur, tu comprends, Aby, ein Glücksbringer. Le petit Aby avait répété le mot : Glücksbringer, et cela fascine encore le dessinateur que l’allemand n’ait qu’un seul mot, Glück, pour bonheur et pour chance : le malheur, c’est peut-être seulement un méchant manque de pot. Le jour des onze ans d’Aby, son grand-père lui avait appris que non, le mot tatoué n’était pas l’OASIS qu’il avait cru lire, à l’envers, que c’était 51540, son numéro de déporté à Auschwitz. Au lendemain de la mort du vieil homme, Aby a fait dessiner sur sa peau, au même endroit, cette oasis dont lui seul connaît le secret et où il trouvait de la force. Mais les deux femmes le regardent, et ce tatouage qu’il fixe n’est plus un refuge.

— On s’est mariés, alors ? Et on vit ici ? demande Joanna June. Comment était notre mariage ?

Ni ce « on » ni ce « notre » ne sont prémédités. Mais ils installent dans la langue même une forme d’équilibre entre Joanna Woods et cette Joanna Wasserman qui porte l’enfant d’Aby. Elle n’est pas l’intruse perverse, elle est la malheureuse oubliée.

Une brise d’été fait vibrer l’argent des feuilles, le bruit des voitures se fait moins présent. « Les vents viennent bien de quelque part quand ils soufflent. » Pourquoi il lui vient ce poème, Joanna l’ignore.

— Je ne sais pas ce qu’on va faire. Juridiquement…, hasarde la première.

Il n’y a pas de jurisprudence, va répondre l’autre, et aussitôt elle pense Putain, c’est vraiment tout moi, de réfléchir aussitôt aux questions légales. Il lui revient aussi le procès Martin Guerre, en France, au seizième siècle. Un usurpateur, Arnaud du Tilh, revient dans le village natal de Guerre, se fait passer pour lui, vit avec sa femme et convainc tous ceux qui veulent bien l’être qu’il est celui qu’il prétend être. Mais par un coup de théâtre, Martin Guerre revient, et l’imposteur finit sur la potence. À quoi bon en parler, songe Joanna, puisqu’elle devine qu’au même instant la même référence vient à l’autre. Elle murmure :

— Ça n’a rien à voir.

Le silence s’installe, un coup discret sur la vitre les fait tous les trois se tourner vers les agents du FBI, qui, timides ou intimidés, n’osent pas se rendre sur le balcon.

— Faites-vous un café, lance Aby, pour s’en débarrasser.

— Et Ellen ? demande Joanna June. La maladie ?

— Ça va, elle est en traitement aujourd’hui. Et… j’ai pris un poste chez Denton & Lovell. Je suis en charge de Valdeo, pour le procès de l’heptachloran.

— Non ? Avec cette ordure de Prior ? Tu… J’ai fait ça ?

— Ce n’est pas une ordure, c’est un cliché parce qu’il est milliardaire.

Joanna June le sait. C’est l’absurde évidence. Bien sûr, elle aurait fait la même chose, pour payer le traitement, mais aussi parce que tout de même, c’est Denton & Lovell… Sans réfléchir, elle tend sa main à Aby, qui la prend, sans réfléchir non plus. Devant le geste, l’autre Joanna ne trouve plus d’air à respirer, la douleur broie sa poitrine. Sa sœur sera toujours sa sœur, mais elle n’a qu’un seul Aby. Il est des amours qui s’additionnent, d’autres qui ne se diviseront jamais.

— C’est affreux, dit Aby, en prenant aussi sa main. Je ne vous aime pas toutes les deux. J’aime une seule femme, qui s’appelle Joanna.

Il ne peut continuer. Les larmes qui faisaient briller ses yeux se mettent à couler, sans retenue. Autant de larmes.

UN ENFANT, DEUX MAMANS

Mardi 29 juin 2021,

rue Murillo, Paris

Deux jours plus tôt, le PsyOp du FBI a communiqué aux services des pays alliés son protocole en cinq points : préparation, information, rencontre, suivi et protection. Mais le cérémonial ne règle rien : dans cet hôtel particulier parisien discret qu’a conservé le SDECE d’un changement de nom à un autre, dans cette pièce aux voilages tirés qui donne sur le parc Monceau, les Lucie Bogaert sont confrontées depuis un quart d’heure, et l’agressivité a été instantanée.

La guerre totale. Lucie June, dès son retour en France, a compris qu’elle n’y échapperait pas. Lucie March est tout autant déterminée. Son fils, leur fils, l’appartement, les films en cours de montage, et jusqu’aux vêtements, autant de luttes vitales et de batailles futiles.

Les psychologues s’y préparaient : dix ans que Lucie et son fils vivent ensemble dans un huis clos d’amour et de tendresse, et la jeune femme n’a jamais envisagé de garde partagée avec le père de l’enfant, ce type trop jeune qui a fui sa paternité, qui n’a jamais voulu élever son fils, qui ne consent à s’intéresser à lui que depuis si peu d’années. Et il faudrait maintenant que Lucie négocie avec cette autre, que sans mordre elle accepte l’insupportable d’une séparation ? Aucune des deux n’est prête à s’immoler sur l’autel de ce sacro-saint « équilibre » de l’enfant dont se gargarisent les pédopsychiatres qui n’y connaissent rien. Dans l’amour maternel, l’égoïsme le plus noir combat avec rage la plus étincelante générosité.

— Louis n’est pas prêt, répète Lucie March.

— C’est mon fils, répond Lucie June. Autant que le tien.

Lucie March fixe le plancher, avec obstination. Répond sans relever la tête :

— Il faut penser à son équilibre. C’est non.

C’est non ? Comment, « non » ? De quel droit lui refuserait-on de voir son fils ? Ne comprend-elle pas qu’elle aussi est sa mère ? Qu’elle n’est pas moins légitime ? Lucie June est pleine de colère, et elle ne peut se raisonner. Évidemment, c’est la même colère qui fait blêmir les joues de l’autre, la même colère qui fait trembler sa voix.

— Je ne resterai pas à l’hôtel une nuit de plus, crie Lucie June. J’ai un appartement. Imaginez-vous un instant ce que je vis ?

Lucie June inspire profondément, et reprend :

— Tu ne peux pas habiter chez moi.

L’une des psys retient un soupir. C’est un conseiller conjugal qu’il aurait fallu, un spécialiste des divorces. Elle veut intervenir, mais Lucie June ajoute, à contrecœur :

— Pas tout le temps.

— La situation est… inédite, madame Bogaert, tente le jeune homme du ministère de l’Intérieur, cet énarque tout frais, promotion Hannah Arendt, propulsé au sein de la cellule de crise, et qui regrette si amèrement son poste à l’Agriculture. Il balbutie :

— Nous allons vers une solution…

— Je ne suis pas plus « en trop » que madame, qui vit chez moi, avec mon propre fils. Savez-vous que depuis cinq jours, on ne m’a pas laissée parler à Louis ?