Mais Louis n’est pas seul à l’origine de toute cette fureur. Elle hait aussi chez l’autre ce tremblement du menton lorsque la rage l’envahit, cette infime torsion des commissures des lèvres, cette manière butée de contenir la déflagration sous le masque du détachement, cette façon de remonter ses lunettes d’un froncement de nez. Autant de signes lisibles sur les deux visages. Il y a aussi eu le saisissement immédiat devant cette joliesse qui est pourtant la sienne, devant ce corps tellement fin, tellement frêle, trop délicat pour ne pas faire naître chez les hommes une avidité de protection, un appétit de possession, et Lucie June, qui observe Lucie March avec colère, pense à Raphaël.
Lucie l’a rencontré il y a un an, sur un tournage. Un cameraman. Malgré sa silhouette courtaude, son nez de boxeur, Raphaël a du charme. Elle a compris qu’elle lui plaisait. De temps à autre, elle l’appelle : s’il est libre, elle vient, entre, l’embrasse à peine. Elle se déshabille, s’allonge sur le lit, et elle veut qu’il la prenne, par-derrière, toujours, en lui tirant les cheveux, en lui tenant les hanches ; elle jouit, puis elle le chasse hors d’elle, le branle avec vigueur, l’abandonne dès son plaisir, prend une courte douche, repart aussitôt. Elle ne cherche rien de plus. Ce n’est pas son jardin secret, c’est un terrain vague. Avant Raphaël, il y en a eu d’autres. C’est tellement plus simple de ne pas aimer.
Quelques jours avant de partir à New York avec André, elle lui a rendu visite.
Comme d’habitude, ce jour-là, elle a ôté son manteau, retiré sa montre, et aussi la bague d’or blanc et de saphir que lui a offerte André, lâché J’ai une demi-heure, pas plus, et il a senti tant d’urgence en elle que, troublé, il n’a pu la satisfaire aussi vite qu’elle l’aurait voulu. Il s’est agenouillé entre ses cuisses, il aurait aimé la lécher, tendrement, mais comme chaque fois elle l’a repoussé, Non, arrête, pas comme ça, et elle l’a ramené à cette position canine où il ne voit que ses cheveux, son dos, son cul. Quelques minutes plus tard, elle se douchait déjà, et Raphaël lui a dit Tu sais Lucie, ça me plairait qu’on se voie autrement que dans les blancs de ton agenda, qu’on aille au restaurant, au théâtre. Lucie l’a regardé en silence, elle s’est séchée, a enfilé sa culotte, ses chaussettes. Il a ajouté Ou bien on pourrait se prendre quelques jours, à Bruges, à Venise, où tu veux, rien que pour nous deux. Elle a fini de s’habiller et soudain, froidement, elle a dit Rien que pour nous deux ? Nous deux ? Mais quoi, tu crois que tu m’aimes parce que tu bandes dans moi et que moi je t’aime parce que je gueule Baise-moi, prends-moi fort, c’est ça ? mais on n’est pas ensemble, Raphaël, ce n’est pas ça aimer, ce n’est rien, ça, rien du tout. C’est de la chimie, c’est de l’arnaque. Tu ne comprends pas que c’est de l’arnaque !
Le jeune homme est resté interdit, avant de s’emporter, de lui lancer un Barre-toi, barre-toi. Lucie a haussé les épaules, elle a repris sa montre, remis sa bague à l’annulaire, et elle est sortie. Il a refermé la porte sur elle, marché à la fenêtre pour la regarder s’éloigner dans la rue, monter sur son scooter, disparaître. Il est resté là, brisé d’humiliation et de chagrin par cette femme qu’il possède sans que jamais elle n’ait été à lui. Il ne se doutait pas que dans une semaine, ou un mois, elle le rappellerait, comme si rien, absolument rien n’était arrivé. Il lui ouvrirait, lui dirait J’ai cru que tu ne reviendrais pas. Elle le regarderait, étonnée. Et se déshabillerait.
Lucie June croyait qu’elle n’aurait jamais honte d’une telle mascarade. Qu’importe ce que pense Raphaël, ce qu’avaient pensé tous les autres avant lui, mais soudain, devant cette autre femme au regard de reptile, cette femme qui sait tout, jusqu’aux scènes sordides de domination qui la traversent et la font jouir, Lucie June est glacée de dégoût. La voilà à nu, laide, pornographique. Ce n’est plus un terrain vague, c’est une décharge à ciel ouvert.
Elle frissonne, se demande si Lucie March, elle aussi, à cet instant, a pensé à Raphaël, si elle continue toujours à le voir. Et quelle importance ? Lucie March reprend :
— Je ne suis pas certaine non plus que Louis soit prêt à rencontrer, comment dire, ses deux mères…
— C’est un garçon très intelligent, très mûr, intervient la psy. Toutes ses réactions prouvent qu’il saurait affronter la situation. Et c’est aussi à lui de décider.
Car désormais, Louis sait. Les services ont exigé qu’il vienne avec Lucie March, et depuis plus d’une heure, il parle avec la pédopsy dans la pièce adjacente. Il a compris : il a non pas deux mamans, mais deux fois sa maman. Lorsqu’il lui a semblé qu’il était temps, la psy a allumé l’écran qui retransmet la rencontre entre les deux femmes, sans le son. L’enfant a seulement fait, en écarquillant les yeux :
— C’est trop bizarre.
La thérapeute a ri, et acquiescé. Oui, c’est trop bizarre. Elle lui répète encore que c’est un secret, qu’il faudra bien le garder, qu’il y a du danger. Mais ce n’est pas la préoccupation de Louis :
— On va me demander de choisir une maman entre les deux ? Parce que quand les parents se séparent, on demande aux enfants avec qui ils veulent vivre, leur père ou leur mère. Enfin, là, bien sûr, ce n’est pas pareil.
Louis a raison, ce n’est pas pareil, note la psy, et pourtant, pour le bien du garçon, il va falloir sceller un pacte, mieux, une alliance, trouver un accord qui n’en sacrifie aucune.
Louis ne saurait le formuler, ni même l’admettre, mais sa maman préférée était celle d’il y a trois mois, celle qui appelait André chaque soir, parlait longuement au téléphone, et le confiait à sa grand-mère quelques soirs par semaine. Pour Louis, si essentiel dans la vie de sa mère, l’irruption de ce grand escogriffe aux cheveux blancs plutôt facétieux avait été un soulagement. La routine avait été brisée, et Louis avait aimé la sérénité et les rires, le regard parfois songeur de sa mère. Une mère moins omniprésente avait des avantages, et lorsqu’elle a quitté André, Louis a repris sa place centrale, et il est retourné sans plaisir à leurs habitudes de vieux couple.
Il connaît André depuis trois ans, et dans son échelle de temps, c’est une éternité. Chaque été, l’architecte a pris l’habitude de les inviter dans sa maison du Sud. C’est là qu’André, un soir, a sorti du grenier un vieux coffret, et lui a appris à jouer à Donjons & Dragons, à inventer des mondes, des châteaux, à endosser un personnage, à lutter contre des orques et des monstres. Il lui a offert un coffret, des jeux de dés multifaces, lui a montré comment calculer les probabilités de chaque coup, choisir la meilleure arme, la meilleure tactique. En quelques parties, Louis est devenu un elfe sorcier de troisième grade, et sa mère une naine archer. André lui a appris des énigmes, aussi.
— J’ai une devinette, dit Louis.
— Je t’écoute, sourit la psychologue.
— Les pauvres en ont, les riches en ont besoin, et si on en mange, on meurt.
La psychologue donne sa langue au chat.
— C’est rien.
— C’est rien ?
— Rien. Les pauvres, ils ont rien, les riches ont besoin de rien, et si on mange rien, on meurt.
— Elle est très bien. Il faut que je la retienne.
— Pour savoir avec quelle maman je reste, je pourrais jeter les dés, suggère soudain Louis.
La psy commence par sourire. Mallarmé n’a pas tort, disons qu’ici un coup de dés jamais n’abolira le bazar. Et puis, elle a tellement aimé L’Homme-Dé de Luke Rhinehart, ce livre culte des années 1970 où un psychiatre englué dans l’ennui et l’insatisfaction se met à jouer aux dés chaque décision de son existence. Elle admire surtout l’intelligence de la stratégie qu’adopte Louis pour éviter l’immense tension, cette ironie spontanée qui prouve sa maturité, quand soudain, l’évidence la sidère : Louis a raison. C’est ainsi qu’il faut faire : tout en restant maître de sa vie, Louis n’aura pas à porter le poids d’une décision.