— Mais oui, c’est la meilleure des idées, Louis, acquiesce la psychologue.
Elle veut que ce soit l’enfant qui élabore la règle :
— Comment imagines-tu faire ?
— En début de semaine, je jouerai sept fois, une fois pour chaque jour de la semaine. Si ça tombe sur pair pour le lundi, c’est l’une, et impair c’est l’autre, etc.
— Pourquoi pas ?
Un calcul rapide lui dit que le risque de chacune d’être privée de son fils pendant une semaine est d’un sur cent, d’un sur mille pour dix jours d’affilée. Aucune Lucie ne sera sacrifiée et ne voudra s’opposer à la sanction d’un jeté de dés. Elles pourront s’organiser.
— On va les voir, alors ? propose la psy.
Louis acquiesce, et tous deux entrent dans la pièce où les attendent les deux Lucie. Arrivé sur le pas de la porte, il les regarde, l’une, puis l’autre, redit en souriant C’est trop bizarre, et, sans privilégier l’une ou l’autre, il s’installe sur un siège face à elles, expose calmement son idée.
Les jeunes femmes tentent de contenir la lave qui bouillonne en elles, elles sourient à Louis, chacune tente de capturer le sourire de son fils. Si Louis était un chien, si l’une ou l’autre avait un os, elle le cacherait dans son poing pour l’attirer. Mais aussi, l’une comme l’autre, elles l’observent, l’écoutent, et au fond d’elles-mêmes, admirent ce fils décidément merveilleux.
Lorsqu’il a fini, un silence s’installe, jusqu’au trouble, que brise Louis :
— J’y ai pensé à cause de Donjons & Dragons.
Et il sourit, fièrement, comme si cela expliquait tout. Alors, au même moment, les femmes hochent la tête, résignées. Parfois, la pire solution est la meilleure.
— J’ai une devinette, dit Louis. Nous sommes nés de la même mère, la même année, le même mois, le même jour et à la même heure. Pourtant nous ne sommes ni jumeaux, ni jumelles. Pourquoi ?
Les deux Lucie secouent la tête, perplexes.
— Nous sommes des triplés, rit Louis.
PORTRAIT DE VICTOR MIESEL EN REVENANT
Mardi 29 juin 2021,
falaise d’Yport, Normandie
C’est là. Les genêts ploient sous le vent d’ouest, des albatros planent dans le ciel gris de la Manche. La brume qui monte de la mer délaie les contours des maisons blanches d’Yport, tout en bas. Victor est allongé dans l’herbe haute, et regarde les nuages. Une mouette se pose près de lui et Victor voudrait qu’elle s’approche encore, jusqu’à le toucher de ses ailes pour lui apporter un peu de cette vie primordiale, à lui qui n’est plus que doute. Il se redresse, marche vers la falaise, s’assied au bord du précipice et effleure du doigt la craie blanche, que la pluie a cent fois lavée.
Oui, c’est là, précisément là que fin avril ont été dispersées les cendres d’un autre Victor Miesel. Le héros de son premier roman, Les montagnes viendront nous trouver, avait choisi d’y venir mourir d’un acte volontaire, et Clémence Balmer y a repensé et choisi ce lieu. C’est là qu’elle avait lu des paroles de Qohelet, fils de David.
Puis, elle avait prononcé un discours, sobre et sincère, sur l’importance de ces rituels, de ces artifices que les vivants s’inventent pour supporter l’inacceptable. Il s’était mis à pleuvoir et elle avait aimé cette pluie honnête qui venait masquer des larmes auxquelles elle ne s’attendait pas. « La mort n’est jamais une chose digne, Victor, elle est toujours solitaire. Mais on peut espérer de ce moment ultime des adieux qu’il serve au moins à ceux qui restent. Si les stoïciens disent vrai, si rien n’existe entre les hommes, ni amour, ni tendresse, ni amitié, mais qu’au contraire le corps est tout, s’il est vrai que toute sensation prend naissance et racine en soi, alors Victor, ce dernier mot n’est pas inutile. »
Ces phrases, Clémence pourrait les redire à ce spectre qu’elle regarde marcher dangereusement sur la ligne de crête. Elle lui crie, sans couvrir le vent, de ne pas s’approcher autant du bord. Victor se retourne, lui fait un geste de la main et revient vers elle, souriant :
— Quelle joie, lorsqu’un ami meurt, de constater qu’une fois de plus, ce n’est pas nous !
Clémence est troublée : son Victor est bien de retour. Très tôt le matin, un Airbus affrété par l’armée l’a déposé, lui et les autres Français du vol 006, sur la base militaire d’Évreux-Fauville. Des heures durant, on leur a expliqué. Il est le premier à avoir été libéré : aucune confrontation n’est prévue avec un second Victor Miesel. C’est deux fois moins de travail pour deux fois moins de psychologues, mais celle que lui ont affectée les « services » ne le quitte pas d’une semelle. La situation n’étant répertoriée dans aucun manuel, Joséphine Mikaleff ne peut qu’improviser.
— Vous avez eu raison de commencer par venir vous recueillir ici, dit-elle.
— Je ne me suis pas recueilli, madame. Je ne suis pas en deuil de moi. J’ai pensé un moment que me rendre sur cette falaise contribuerait à m’aider à comprendre, mais en fait, pas du tout. J’ai seulement l’impression d’avoir été retenu quatre jours, d’être parti de chez moi en hiver et d’y rentrer en été. Et allons déjeuner en ville. J’ai besoin d’une andouillette. Et d’un verre de médoc. Plusieurs, même.
Ils montent dans la Peugeot noire, et roulent lentement vers Étretat. Un homme du SDLP, le Service de la protection rapprochée des personnalités, conduit. La jeune psy s’est assise côté passager, Victor et Clémence sur la banquette arrière. La voiture est silencieuse, on n’entend que le pianotage incessant de la psy sur son clavier. Victor s’absorbe dans le paysage d’herbe et de craie, l’éditrice ne peut détacher son regard de l’écrivain. Elle s’était résignée à ne plus jamais le revoir, et elle ne sait quoi penser du trouble dans lequel la plonge sa réapparition. Après qu’elle a relu tous ses livres, elle est plus proche de lui que jamais. Son absence avait ouvert en elle un trouble.
Au restaurant, Victor choisit une table ronde, insiste pour qu’ils y déjeunent tous, y compris le policier, même si ce n’est pas réglementaire. L’écrivain commande son andouillette, une bouteille de Château La Paillette 2016, sourit à Clémence.
— Tu te rends compte, j’ai dîné avec toi la semaine dernière, et on était début février. Tu es contente de me voir, toi ?
L’éditrice le considère, songeuse, mais son regard se perd loin derrière lui. La marche dans la pluie et la boue, cette urne dans les mains. Le tourbillon blanc des cendres, le bruit du vent, les mots de l’Ecclésiaste : « Ce qui a été, cela sera, ce qui s’est fait, cela se refera : Il n’y a rien de neuf sous le soleil. » Victor la chasse de son rêve.
— Clémence ? Tu es heureuse de me revoir ?
— Oui, Victor, très heureuse. Je suis désolée. J’ai vécu deux mois atroces et bizarres à la fois. Et maintenant ceci. C’est une histoire…