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Clémence cherche ses mots. Une blague juive dit que Dieu relit fréquemment la Torah pour tenter de comprendre ce qui se passe dans ce monde qu’il a créé. Elle reprend :

— Pourquoi m’as-tu fait avertir, moi et uniquement moi ?

— J’ai confiance en toi plus qu’en quiconque, je te sais discrète. As-tu prévenu qui que ce soit ? Non. Tu vois ?

— Ça retarde le moment, c’est tout, dit Clémence. Tout le monde saura qu’il s’agit de ton avion.

— Pas forcément, intervient Mikaleff. La liste des passagers sera gardée secrète à jamais, les services le garantissent.

— Je pourrais disparaître, reprend Victor, me refaire une vie sous une autre identité. Le gouvernement nous a proposé cette option.

— D’abord, tu n’en as pas envie, et ce serait impossible pour toi.

Elle allume la tablette, se connecte sur le site de la maison d’édition, clique sur « Nouveautés », L’Anomalie, puis l’onglet « La presse ».

— Plus de cent articles, émissions, et ta bobine partout. En une de Lire ce mois-ci. Déjà six traductions en cours, et lorsqu’ils vont apprendre que tu es… Tu imagines la ruée… Alors, disparaître… À moins d’une opération de chirurgie esthétique…

Le matin à la base d’Évreux, Victor a lu L’Anomalie. Il y reconnaît sa manière, mais ne s’y retrouve pas. Il ne goûte pas cet art de la formule et n’a pas de fascination pour l’aphorisme. L’enthousiasme que ce livre a soulevé lui échappe.

— C’est du Jankélévitch sous LSD, sourit Victor. Un autre moi. Je n’en avais pas écrit une ligne avant mon départ pour New York.

— Moi, je t’y retrouve, et j’ai aimé, dit Clémence. Sinon, je ne l’aurais pas publié. Tu vas devoir l’assumer, tu as vendu plus de deux cent mille exemplaires…

— J’aurais dû essayer le LSD plus tôt…

Elle referme la tablette, se sert un verre de médoc, d’un geste décidé.

— Il va falloir annoncer ta « résurrection ». Livio va être heureux.

— Quoi ? Salerno ?

— C’est le principal animateur de ton club d’amis posthumes.

— Ce n’est pas ce que j’appellerais un ami… Nous avions des amis communs.

— Vous vous seriez beaucoup vus avant ton… ta… En tout cas, il a fait un magnifique discours au crématorium, avec son accent italien, en citant des extraits de tes livres.

— Livio a toujours aimé les enterrements. L’éloge funèbre, c’est son moment d’élection, il peut déployer et sa modestie et sa grandeur d’âme.

— Je te concède qu’il avait l’air dans son élément. En tout cas, Ilena, elle, va…

— Ilena ? Elle m’a quitté il y a six mois. Enfin, neuf…

— Vous vous étiez réconciliés… Dans les derniers mois, justement. Elle affirme même que vous aviez renoué.

— Ça m’étonnerait beaucoup.

Le matin où Ilena l’avait quitté, à l’automne dernier, au Wepler, en sirotant son sempiternel « double déca crème très allongé sans trop de crème s’il vous plaît », elle avait tenu à lui apprendre qu’elle avait un amant depuis toujours, qui « m’abaisse bien, lui ». Victor avait été si surpris qu’il lui avait fait répéter la phrase, et elle s’était exécutée, furieuse, en détachant mieux les syllabes : « qui me baize bien, lui ». Il avait haussé les épaules, pouffé de rire, avait lâché : « N’importe quoi, Ilena, n’importe quoi ! » Elle s’était levée, avait ajouté : « Tu me fais pitié » en faisant bien résonner le « pitié » pour l’édification du maigre public. Puis, elle était partie sans se retourner, non sans s’être assuré de son regard altier que nul dans la salle ne pouvait désormais douter du caractère abject de ce pauvre type. Il l’avait regardée s’éloigner, à grand pas résolus, et, devant l’absurde de la situation, l’hilarité l’avait peu à peu gagné.

Alors, oui, ça l’étonnerait beaucoup qu’ils se soient réconciliés.

— J’ai bien fait de mourir, soupire Miesel. Bref, tu as raison, tout le monde va être ravi de me revoir.

— Moi je le suis, dit Clémence en riant. Lorsque les gens du ministère de l’Intérieur sont passés à la maison d’édition, qu’ils m’ont expliqué la situation, et qu’ils m’ont emmenée jusqu’ici, j’étais terrorisée. J’ai cru que j’allais retrouver un… un extraterrestre. Un type, les yeux vides, avec une voix glacée, comme dans ce film, là, Body Snatchers.

— Désolé, Clémence, c’est bien moi. Et d’ailleurs, deux questions. D’ordre matériel. J’aurais besoin d’un portable qui fonctionne. La carte SIM du mien est désactivée. J’ai l’impression d’être coupé du monde. J’ai très envie d’appeler ma « veuve »… D’entendre sa joie.

— Vous aurez tout cela, monsieur Miesel, intervient l’officier du SDLP. Il faudra être prudent dans les appels.

— Je veux aussi rentrer chez moi.

— Une chambre est réservée pour vous à Levallois, monsieur Miesel. Dans les locaux du contre-espionnage, à la DGSI. Raisons de sécurité. Demain, on vous trouvera un hôtel à Paris.

— Et puis…, commence Clémence.

Mais elle ne sait par où commencer. L’appartement vidé par la famille éloignée qui s’est aussitôt partagé les meubles, sa mise en vente, « pas au meilleur prix à cause du suicidé, n’est-ce pas ? », la Société des amis, tellement dynamique… Victor ne s’indigne pas, ne commente pas. Elle poursuit.

— Pour ta bibliothèque, il y a eu une soirée chez toi, où tout le monde s’est servi. Il en reste beaucoup dans des cartons, tes Jarry, Dostoïevski… Plus personne ne lit aujourd’hui. Tes cousins ont pris tes Pléiade : c’est décoratif, et ça part bien sur eBay.

— Le gouvernement fait le nécessaire pour que vous récupériez vos biens, monsieur Miesel, précise l’homme des services.

Une question hante Clémence. La psy la pose avant elle :

— Victor, nous en avons déjà parlé dans l’avion, mais… Qu’est-ce qui a pu conduire « l’autre » Victor à se donner la mort ?

L’écrivain a l’air amusé.

— Personne ne se donne la mort, on ne vous a pas appris ça ? Il n’y a que des suppliciés qui s’échappent en tuant leur bourreau.

— Ça ne peut pas être à cause… d’Ilena Leskov ? insiste Joséphine Mikaleff. L’Anomalie a pour anagramme Amo Ilena L. « J’aime Ilena L. »

Miesel éclate de rire.

— Non ? C’est vrai ? Qui a trouvé un truc pareil ?

— Ilena l’a sous-entendu dans une interview.

— Heureusement que le latin existe pour caser amo. Une bonne langue est une langue morte, comme disait le général Custer. Blague à part, les raisons de ce geste m’échappent totalement. Je ne suis pas suicidaire. Notez, je me tuerais volontiers, d’autant que plus tard, ce sera déjà trop tard.

— Ah ! s’exclame Clémence. L’éditrice ouvre sa tablette, s’y déplace avec fébrilité et montre à Victor, triomphante, une phrase de L’Anomalie.

— Tu viens de citer du Victør Miesel.

Elle prononce Victeur, fait rouler le r et s’amuse à traîner sur le ø.

— Je suis sous haut-médoc, Clémence, c’est la seule explication.

L’éditrice sourit au mauvais jeu de mots. Elle ouvre son sac, tend une enveloppe à Victor.

— Tiens. Tu avais tout cela sur toi, lorsque tu as sauté.

Victor la déchire. Il y a là son portable, ses clés, et une briquette Lego, rouge. Il fouille dans sa propre poche, en extrait sa sœur jumelle, qu’il pose à côté de la première. Il les examine, intrigué, ajuste l’une sur l’autre. La mémoire s’emboîte parfaitement sur le souvenir.