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Mercredi 30 juin 2021,

salon du Lutetia, Paris

Clémence Balmer a convoqué la presse sous l’intitulé : LA DOUBLE VIE DE VICTØR MIESEL, et placé en exergue un extrait de L’Anomalie : « Je crains de mettre trop d’espoir dans l’incompétence de mon futur biographe. »

Il y a foule. Victor reste en retrait, dans la petite pièce attenante, avec l’équipe des Éditions de l’Oranger. Le dispositif l’effraie : une haute estrade, une table, deux sièges pour Clémence et lui, et face à eux une centaine de chaises, toutes occupées. Au fond de la salle une douzaine de caméras l’attendent.

— La presse internationale est là, dit Clémence. Ton livre sort la semaine prochaine à peu près partout… Traductions dans l’urgence… C’est parfois approximatif.

— Tout de même, je ne suis pas George Clooney.

— Tu es bien plus. Tu es entre Romain Gary et Jésus-Christ. Suicide et résurrection.

Victor hausse les épaules. Clémence époussette sa veste grise, affectueusement. Victor observe la salle de presse en entrouvrant la porte.

— Ma chère Ilena n’est pas là ? Ma veuve doit être restée chez elle à abaisser.

— Pardon ? dit Clémence en fronçant les sourcils.

— Non, rien, je me comprends.

L’éditrice regarde sa montre. Il est dix-huit heures.

— Il faut y aller. Avec les contrôles de sécurité à l’entrée, on a pris du retard. Beaucoup veulent ouvrir leur 20 heures avec toi.

— Ça existe encore, cette grand-messe ? BFM et internet n’ont pas tout tué ?

— Dix millions de personnes les regardent. On y va. Avec ton demi-Lexomil, je te sens très détendu. Trop même. Ne fais pas le pitre, je t’en supplie.

— Juré craché, dit Victor.

Il sort des coulisses, monte sur l’estrade sous les crépitements des flashes, s’installe sur son siège, étouffe un bâillement. Il est vraiment détendu.

— Bonjour à tous, dit Clémence Balmer, le micro à la main. Je vais être brève, car j’imagine que vous avez beaucoup de questions…

Victor ne reconnaît aucun des cent journalistes présents. On ne risque pas de parler littérature, les journaux ont envoyé les reporters, pas les critiques. Si l’un d’eux a lu L’Anomalie, ce sera par obligation professionnelle. Lorsque Clémence a fini sa présentation, toutes les mains se lèvent. Avec calme, elle domine le chaos et donne la parole au grand type au premier rang.

— Monsieur Miesel, Jean Rigal, Le Monde. Il ne s’est écoulé pour vous qu’une semaine depuis votre départ de Paris en mars. Sur ces quatre mois, beaucoup de choses se sont produites, et pour vous en particulier, l’écriture d’un livre, et ce qu’il faut bien appeler votre mort. Comment vivez-vous cette incroyable situation ?

— Je m’adapte comme je peux. J’ai lu « mon » livre, et aussi mes nécrologies dans différents journaux. Ça donne envie de mourir, juste pour voir ça.

— Considérez-vous que L’Anomalie soit un livre de vous ?

— Définissez : « vous ».

Victor soupçonne que Clémence, intérieurement, lève les yeux au ciel, et il se reprend.

— Pardonnez-moi cette pirouette. Je peux certes me retrouver parfois dans certaines de ses formulations. Ce n’est pas pour autant un livre que, moi qui vous parle, j’ai écrit. Je touche les droits d’auteur, c’est l’essentiel.

« On avait dit : pas le pitre… », dit le soupir de Clémence qui regrette cet anxiolytique qu’elle lui a conseillé.

— À votre avis, votre livre contient-il la clé de ce qui est arrivé dans cet avion ?

— Des milliers de personnes la cherchent. S’il y en a une, ils la trouveront avant moi. D’autant que comme vous le savez, quand on a un marteau, tout finit par ressembler à un clou.

— Pensez-vous que nous soyons tous dans une simulation ?

— Je n’en sais rien. Pour paraphraser Woody Allen, je dirais que si c’est le cas, j’espère que le programmeur a une excuse. Parce que le monde qu’ils ont créé est tout de même une sacrée horreur. Quoique, d’après ce que j’ai compris, ce serait justement nous qui le créons tout seuls, justement.

— Monsieur Miesel, comme vous le savez sans doute, quasiment tous les passagers du vol refusent de révéler leur identité. Pourquoi avez-vous accepté de vivre au grand jour ?

— Je ne crois pas être menacé par quoi que ce soit. Je bénéficie de toute manière d’une protection policière. Et aussi d’un soutien psychologique. On a pensé à tout.

— Pensez-vous avoir ressenti le moment exact que certains appellent la « divergence », ou même parfois, maintenant, l’« anomalie » ?

— Bien sûr, comme tout le monde dans l’avion. Les turbulences ont cessé et le soleil est revenu dans la cabine. Cette dernière phrase est aussi la définition du Prozac.

La salle rit, Victor aussi, il flotte un peu, Clémence désespère de son show.

— Savez-vous les raisons du suicide de votre « double » ?

— Il voulait sans doute mourir. C’est la principale raison d’un suicide.

— Quels sont vos rapports exacts avec Ilena Leskov ?

— Actuellement, inexistants. Disons qu’au mieux ils sont anthumes.

Victor est désormais radieux, c’est une publicité vivante pour le bromazépam.

— Anne Vasseur, Times Literary Magazine. Travaillez-vous sur un nouveau livre, monsieur Miesel ?

Victor regarde le dernier rang, d’où venait cette voix féminine, délicatement rauque. Son visage s’illumine. C’est la jeune femme des Assises d’Arles, qui s’intéressait à l’humour chez Gontcharov.

— Oui. J’ai un livre en cours d’écriture.

Clémence le regarde avec stupéfaction.

— C’est un thème classique, poursuit Miesel : une femme réapparaît dans la vie d’un homme alors qu’il la croyait à jamais disparue. Cela s’appellera Ascot, ou le Retour de la crème anglaise.

— C’est un titre stupéfiant, sourit la jeune femme.

— Une dernière question, demande Clémence Balmer, qui devine que désormais, son auteur a tout autre chose en tête qu’assurer la bonne tenue de cette conférence de presse.

— Andrea Hilfinger, Frankfurter Allgemeine Zeitung. Comment définiriez-vous ce qui s’est passé hier soir aux États-Unis ?

— Le définir ? Je pense que les États-Unis d’Amérique n’est plus qu’un nom. Il y a toujours eu deux Amériques, et désormais elles ne se comprennent plus. Comme je me reconnais plutôt dans l’une d’elles, moi non plus, je ne comprends pas l’autre.

LE NIGHT SHOW

Mardi 29 juin 2021,

Ed Sullivan Theater, New York

La cheffe maquilleuse du Late Show with Stephen Colbert contemple son œuvre avec ravissement.

— Vous êtes super, Adriana. J’en ai profité pour vous recoiffer un peu différemment.

— Stephen termine son introduction, vient l’interrompre l’assistante-plateau. Suivez-moi. Quand je vous toucherai l’épaule, vous entrez sur le plateau, d’accord ?

L’assistante n’attend pas la réponse et quitte les loges : les jeunes femmes remontent le couloir vers les lumières de la scène et patientent derrière le rideau noir, le temps que le groupe Stay Human achève son morceau.