Derrière son bureau, face au public, Stephen Colbert consulte ses fiches, et quand la caméra revient sur lui, l’animateur vedette de CBS fronce les sourcils.
— Ce soir, j’ai le privilège d’accueillir une toute jeune actrice, dont la célébrité est toute relative (cris de déception). Ne soyez pas aussi grossiers, ne me faites pas honte (rires). Alors, mesdames et messieurs, je vous demande de souhaiter la bienvenue à… Adriana Becker.
Stephen Colbert fait un geste, le panneau « Applause » s’allume et il est aussitôt obéi.
Une jeune femme s’avance, fine, presque une adolescente, en jean et baskets, pull angora bleu sombre, ses cheveux tombent sur ses épaules en boucles brunes. L’animateur va vers elle, l’embrasse sur la joue, pour la rassurer.
— Bonjour, Adriana Becker. Je suis tellement heureux de vous recevoir.
— Bonjour Stephen, je suis heureuse moi aussi d’être ici.
— Et impressionnée, j’espère. Première fois à la télévision ?
— Oui.
— Il y a une première fois pour tout. Je me souviens de mon premier amour, de notre premier dîner au restaurant, c’était très romantique, d’ailleurs, j’ai gardé la facture (rires). Adriana, vous avez vingt ans, vous êtes comédienne. On vous a vue en mai dernier dans Roméo et Juliette. Et vous étiez ?
— Juliette.
— Bien sûr, vous étiez Juliette. Et où avez-vous joué Roméo et Juliette ?
— Au Sandra Feinstein-Gamm Theater.
Elle souffle le nom du théâtre dans un murmure. Il y a quelques gloussements cruels dans la salle. La toute jeune femme rougit. Stephen Colbert lève les sourcils, et elle ajoute :
— C’est… à Warwick, Rhode Island. C’est un petit théâtre…
— Adriana, il n’y a pas de quoi rougir. Vous savez, Matt Damon a débuté comme figurant : il était pizzaiolo, il tendait une Margherita à un client, et il n’avait qu’une réplique : « Cinq dollars, s’il vous plaît. » Maintenant, il raconte partout que c’était une Regina à sept dollars, mais c’est un sacré vantard (rires). Pardon Adriana. Et dans quelle pièce allez-vous jouer prochainement ?
— Désirs sous les ormes. C’est une pièce en cinq actes d’Eugene O’Neill. Je joue le rôle de la jeune fille.
— La jeune fille ?… Mais il va y avoir un problème, Adriana. S’il n’y a qu’une jeune fille dans cette pièce. Vous ne pensez pas ?
Adriana Becker rit. Le public aussi, sans encore comprendre. Stephen Colbert sourit, et lance vers les coulisses :
— Et maintenant, public, je veux un tonnerre d’applaudissements pour Adriana Becker ! Oui, Adriana Becker !
De derrière le rideau jaillit une seconde Adriana, coiffée et vêtue à l’identique, à l’exception du pull, de couleur rouge cette fois. La salle tout entière se lève, ébahie, crie, tape dans ses mains tandis que Stephen Colbert marche vers elle, l’embrasse et la guide vers le canapé où se trouve sa jumelle. En régie, la réalisatrice tire sur sa cigarette électronique au mépris du règlement intérieur comme de la législation. C’est de la foutue bonne télévision, et sur ce coup, la chaîne grille ABC et NBC. Derrière elle, ils sont une dizaine du service réseaux sociaux de CBS à twitter, poster sur Instagram, à créer des Facebook Live. Le nombre de likes et de partages grimpe en flèche.
Elles sont là, côte à côte, une mèche rouge sur le front de l’une, une bleue sur celui de l’autre, subtile touche de la maquilleuse, touche discrète mais soudain flagrante. Les acclamations durent, puis Colbert retourne derrière son bureau.
— Bonjour Adriana.
— Bonjour Stephen, répond la nouvelle venue.
— Vous n’êtes pas jumelles ?
— Non, pas du tout, font les deux jeunes femmes en même temps, avec le même sourire, la même énergie.
— Hey ! Eh bien, je crois que le public a compris (rires). Depuis quelques heures, on ne parle plus que de vous. Il va falloir que je vous distingue en disant Adriana June, Adriana March. June et March, c’est le nom de code du FBI, c’est cela ?
— Oui.
— June est en rouge, et March est en bleu, c’est ainsi que je vous reconnais… Ne me dites pas non, la production a investi une somme folle dans ces deux pulls et la teinture de vos deux mèches.
— D’accord.
Même réaction simultanée des jeunes femmes, même enchantement dans le public. La jeune Adriana, ou plutôt les jeunes Adriana crèvent l’écran.
— Adriana June, vous n’avez pas joué Juliette, c’est cela ?
— Non.
— Non, vous n’avez pas joué, parce que Roméo et Juliette, c’était en mai. Lorsque vous vous êtes posée voici maintenant cinq jours sur la base militaire de McGuire, où vous avez été détenue avec deux cent quarante-deux autres personnes, vous étiez persuadée d’être en mars, c’est cela ?
— Oui, Stephen. Je ne peux pas vous dire le jour exact, cela nous a été interdit par le FBI. Pour la sécurité de tous.
— Je comprends. Je voudrais savoir, et je pense que le public aussi voudrait comprendre, comment avez-vous appris… que vous étiez « en double » ?
Il regarde les deux jeunes femmes avec une attention extrême :
— Adriana March, dimanche dernier, le matin très tôt, le FBI est venu vous chercher, chez vos parents, c’est cela… à… – Colbert consulte ses fiches sans hâte – à Edison, dans le New Jersey. Vos parents ont dû être terrorisés… Et vous aussi…
— Oui, les agents du FBI nous ont dit que c’était une question de sécurité nationale. Ils ont malgré tout essayé d’être rassurants.
— C’est vrai que deux agents du FBI qui se pointent chez vous à l’aube, c’est toujours rassurant (rires). Et ensuite ?
— Ensuite, on m’a conduite jusqu’à la base en hélicoptère. Et on…
— Première fois en hélicoptère ?
— Oui.
— Ça fait du bruit. Une machine à laver en phase essorage. Les pales, le vent, tout ça. Je déteste les hélicoptères.
Stephen Colbert joue de l’impatience croissante de son public, mais il sait où et quand s’arrêter :
— Et une fois posée sur la base militaire ?
— On m’a conduite dans un grand bâtiment administratif, gardé par des soldats, on m’a fait entrer dans une simple salle avec une table, quelques chaises, je me suis assise, avec une psychologue à côté de moi, et une officière du FBI.
— Que vous ont-ils dit ?
— Que je ne devais pas avoir peur, que j’allais vivre un moment exceptionnel.
— Et c’est alors…, dit Stephen Colbert.
— Qu’ils m’ont fait entrer, dit Adriana June. J’étais aussi accompagnée d’un psychologue.
— Ça a dû être un choc pour vous. Et pour les psychologues aussi… (Rires.)
— J’ai mis quelques secondes à comprendre que j’étais face à… moi, reprend la jeune fille au pull azuréen. La tête me tournait, je me suis demandé qui j’étais, si j’existais vraiment.
— Et vous, Adriana June, racontez-nous comment cela s’est passé.
— Notre vol s’était posé trois jours plus tôt…
— En mars selon vous…
— Oui. Il y avait eu des turbulences, l’avion était endommagé. J’avais été retenue sans contact avec le monde extérieur, sans portable ni rien…
— Vous ne pouviez même pas jouer à Candy Crush ? (Rires.) Et donc, le troisième jour au matin, lundi dernier…
— On est venu me chercher, ils m’ont dit la même chose, le moment exceptionnel, etc., et que j’allais rencontrer quelqu’un qu’il était impossible que je rencontre…