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— Et vous avez cru qu’il s’agissait de qui ?

— Je sais que c’est absurde, mais j’ai cru que j’allais revoir ma grand-mère. Elle venait de mourir en janvier… (« Oh ! » d’émotion dans la salle.)

— Oh, je suis désolé, Adriana. Mes condoléances.

— Et je suis entrée dans la pièce…

Adriana June regarde Adriana March, qui sourit. Le public applaudit à nouveau. Colbert ne veut pas perdre le rythme, il enchaîne aussitôt.

— Mon Dieu… Moi, à votre place, j’aurais eu une crise cardiaque. Et même, j’aurais eu deux crises cardiaques (rires). Vous n’avez pas été terrorisée ? Adriana March ?

— Si, bien sûr. Au début, nous n’osions pas nous parler, nous ne faisions que répondre aux psychologues et à la femme du FBI. Ils nous ont projeté une vidéo… d’explication. Où on voyait dans la cabine l’instant où… le moment de…

— De divergence, ou d’anomalie, complète Stephen Colbert en regardant ses fiches.

— Oui. Et après, on nous a proposé de nous poser l’une à l’autre les questions que nous voulions. Le FBI voulait prouver à chacune d’entre nous que l’autre n’était pas… je ne sais pas, une espèce de clone. Que nous avions les mêmes souvenirs, la même vie.

— La même vie jusqu’à ce mois de mars, et ce vol Paris-New York, précise Stephen Colbert. Par exemple, Adriana March, vous avez demandé quelque chose à Adriana que vous seule saviez, c’est ça ?

— Oui. Une chose qui s’est passée le soir du Nouvel An, mais que je suis seule à connaître, dit Adriana March avec timidité.

— Enfin, que nous sommes deux à connaître, renchérit Adriana June (rires).

Trois, en fait : elles deux et leur petit frère, dans la chambre de qui Adriana n’aurait jamais dû entrer sans frapper ni lui laisser une chance de refermer l’ordinateur.

— Vous avez une chance inouïe, vous savez, sourit Stephen Colbert, moi j’ai tellement bu le soir de la Saint-Sylvestre que mes souvenirs redémarrent le 4 janvier vers midi (rires). Alors maintenant, vous êtes convaincues que vous êtes… toutes les deux Adriana ?

— Totalement convaincues, disent-elles en même temps, provoquant la jubilation d’un public fasciné.

— Vous savez, parfois, je me dis qu’on a frôlé la catastrophe, ç’aurait pu arriver avec Air Force One. Vous imaginez ? Deux présidents ? (Cris et applaudissements.) À eux deux, ils auraient fait s’effondrer Twitter le jour même. J’imagine qu’on vous a livré quelques hypothèses scientifiques, celles que l’on a vues partout depuis dans la presse…

Les deux jeunes femmes acquiescent, l’animateur poursuit.

— Il y a une interprétation qui vous semble plus plausible que l’autre ?

Elles secouent la tête.

— En tout cas, pour moi, vous n’êtes pas des simulations. Il y en a aussi qui pensent que vous seriez deux cent quarante-trois extraterrestres. Que vous allez envahir la Terre (rires). Et maintenant qu’allez-vous faire ? Adriana June, vous êtes retournée chez vos parents, forcément, vous vivez là-bas…

— On m’a installée dans l’ancienne chambre de mon petit frère, il est étudiant à Duke. Je l’ai vu hier soir, lorsque le FBI nous a ramenées à la maison.

— C’est Oscar, c’est cela ? Comment a-t-il réagi ? Adriana March ?

— Il a répété « c’est dingue » au moins dix fois. Et suggéré qu’on se coiffe différemment.

Le public rit, elles aussi, et Stephen Colbert les quitte des yeux pour s’adresser à la caméra.

— Oscar est dans la salle. Nous avons aussi proposé à vos parents de se joindre à nous, mais ils ont refusé. Comment cela se passe-t-il avec eux ?

Les deux jeunes femmes se regardent, et c’est June qui répond la première.

— Ma mère a peur. Elle n’a pas osé m’embrasser, ce matin.

— Elle a peur de nous deux, ajoute Adriana March. Elle ne nous distingue pas. Elle croit qu’il y en a une…

— Une « fausse », complète Adriana June.

— Et votre père ?

Les deux jeunes femmes se taisent. La production regrette d’avoir laissé Stephen Colbert dans le flou : mercredi soir, quand les deux Adriana sont revenues à Edison, un agent du FBI et une psychologue les avaient précédées. Ils avaient longuement expliqué l’inconcevable à ses parents. La mère ne cessait de répéter Mais comment est-ce Dieu possible ? Et lorsque enfin elles avaient fait leur entrée, le père, qui était prostré dans le canapé, s’était dressé, avec effroi, et sans un mot il avait remonté l’escalier à reculons et s’était enfermé dans sa chambre. Il avait fallu parlementer longtemps à travers la porte pour qu’il consente à sortir. Depuis, son comportement alarmait le FBI au point que le Bureau avait exigé qu’un agent restât en permanence sur les lieux.

Colbert comprend qu’il faut éviter le sujet. Avant que s’installe le malaise, il se tourne vers l’Adriana en pull écarlate.

— N’importe qui aurait du mal à s’adapter à une situation aussi unique. Unique n’est vraiment pas le mot (rires). Vos parents vous aiment, et ils vont être heureux d’avoir désormais deux aussi merveilleuses filles.

Le public applaudit à ce conte de fées, longuement, au point que c’est Colbert qui doit interrompre l’ovation.

— Et entre vous deux, cela se passe comment ?

— Bien, dit Adriana June. Adriana March hoche la tête.

Ce n’est pas un pieux mensonge. Les deux jeunes femmes ne sont pas rivales. Leur vie est devant elles, l’avenir est à conquérir, elles n’ont encore rien à devoir partager.

— Vous avez un petit ami, Adriana June ? Je ne suis pas l’inquisition espagnole, personne ne vous en voudra de garder cela pour vous.

— Non, je veux bien répondre. Je suis célibataire.

— Eh bien, Adriana, l’avouer ici et en direct n’était pas une bonne idée (rires).

Colbert se tourne vers l’Adriana azur.

— Et vous, Adriana March ? Depuis mars, avez-vous rencontré quelqu’un ?

— Oui, il y a trois mois.

— Merci de partager cela avec nous, Adriana, reprend Colbert. Et il s’appelle ?

— Nolan.

Le public bruisse joyeusement. En régie, la production exulte : l’amour, c’est toujours un bon produit d’appel.

— Je crois savoir, poursuit Stephen Colbert, que Nolan était l’un de vos partenaires dans Roméo et Juliette. Ce n’était pas Roméo, tout de même ?

— Non, c’était Mercutio.

— Ah, Mercutio ! le meilleur ami de Roméo. Se pourrait-il que Nolan-Mercutio soit ici avec nous dans la salle ?

Le pinceau d’un projecteur explore lentement les rangs du public, descend vers le premier rang et s’arrête sur un grand et mince garçon noir, qui sourit largement et se lève, sous les acclamations.

— Mesdames et messieurs, veuillez accueillir Nolan Simmons.

Colbert lui tend la main et l’aide à monter sur scène. Les applaudissements ne tarissent pas, comme c’était prévisible. Les Adriana sourient, saluent, Adriana March minaude un peu, Adriana June regarde Nolan avec un sourire étonné qui soulève les rires. Elle a rencontré Nolan en coulisses, mais elle joue la surprise, c’est sa manière de ramener l’attention à elle. Ni l’une ni l’autre n’ont été difficiles à convaincre de jouer cette scène, et Nolan guère plus. The Late Show with Stephen Colbert est un sacré divertissement, et elles n’ont pas choisi ce métier pour refuser la lumière et se draper dans une pudeur effarouchée. Tous jouent le jeu, va pour le spectacle.