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— Vous pouvez embrasser votre amie, Nolan. Ne vous trompez pas (rires).

Le jeune homme embrasse tendrement Adriana March sur la joue, avant de serrer la main, brièvement, d’Adriana June. Stephen Colbert secoue la tête.

— Ne vous en faites pas, mon garçon, dit Colbert, personne n’a jamais été préparé à une telle situation. Dites-moi la vérité, Nolan, si vous les aviez croisées dans les loges, vous auriez su qui est qui ? Et si je vous avouais que depuis le début, nous avons demandé à chacune d’entre elles de jouer le rôle de l’autre ? Si nous avions tenté de vous duper ?

Du public monte un bourdonnement de stupéfaction. Nolan, pris d’un véritable doute, perd toute contenance, recule instinctivement d’un pas d’Adriana March. Ça ne joue plus. La salle s’inquiète soudain, un malaise s’installe, Colbert regrette aussitôt sa ruse.

— Ne vous inquiétez pas, Nolan. C’est bien votre Adriana (cris de soulagement dans le public). C’était une très mauvaise blague, je n’ai pas pu résister. Pardonnez-moi…

Nolan reprend la main d’Adriana. Stephen Colbert grimace. Il s’en veut de s’être montré cruel, tout cela parce qu’il a laissé l’improvisation prendre le pouvoir. Il relit ses fiches, revient à sa conduite balisée et reprend :

— Eh bien… Comment allez-vous vous diviser les rôles, maintenant ?

Tandis que le Stephen Colbert Show retrouve son humeur bon enfant, en régie, l’inquiétude s’installe. Quelques écrans montrent l’extérieur de l’Ed Sullivan Theater. Dès les alertes des réseaux sociaux, des dizaines de chrétiens fanatiques ont convergé vers la salle et depuis dix bonnes minutes, ils en font le siège.

— Je ne me doutais pas qu’on avait autant de fous de Dieu à New York, dit la productrice avec un sourire jaune.

La sécurité du show a été doublée pour l’occasion, un trop mince cordon de policiers tente de les maintenir à distance, mais face aux caméras de surveillance, les manifestants hurlent, crachent leur haine et leur terreur, agitent des panneaux : « Vade retro », « Filles de l’enfer », « Satan vous a faites », « Blasphème »…

— Blasphème ? Mais quel blasphème ? demande la productrice.

— J’ai lu qu’ils considèrent que les doubles sont damnés, risque une assistante. Entre autres à cause du dixième commandement.

— C’est lequel, celui-là ?

— Vous savez bien… « Tu ne convoiteras point la femme de ton prochain ; tu ne désireras point la maison de ton prochain, etc. » Forcément, ça leur est impossible de le respecter, puisqu’ils possèdent les mêmes choses. D’un autre côté, on pourrait argumenter qu’ils ne sont pas « leur prochain »…

— Moui. Je doute que ces dingues fassent dans l’exégèse théologique.

Soudain, alors que des renforts policiers arrivent et consolident la ligne de défense, un cocktail Molotov vole dans une parabole de flammes et se fracasse sur l’entrée du théâtre. Les agents du théâtre éteignent vivement l’incendie, les policiers repoussent les manifestants, sortent les matraques, on procède à des arrestations, mais rien n’y fait, la petite foule surexcitée grossit encore, renverse les palissades, elle tente de se frayer un chemin vers les marches du théâtre.

L’émission touche à sa fin, et Colbert, averti des incidents, se tourne vers le public.

— Chers amis, nous allons devoir rester un peu plus longtemps que prévu dans ce théâtre. Dehors se tient une manifestation très agressive, et il y a des heurts avec la police. Nous vous ferions courir un risque en vous laissant sortir maintenant. D’ailleurs, c’est ma dernière question, pour toutes les deux : le FBI vous a déjà prévenues du danger du fanatisme religieux. Il y a eu des déclarations de la part de responsables de congrégations où vous êtes qualifiées, l’une comme l’autre, d’ailleurs, de créatures sataniques, d’« abominations ». Vous-mêmes avez reçu des menaces de mort, n’est-ce pas ?

— Oui, des centaines, sur mon compte Facebook, enfin, notre compte…

— Je suis tellement désolé pour vous. Eh bien, que voudriez-vous dire à ces gens qui parfois ont simplement peur, parce qu’ils ne comprennent pas ?

Stephen Colbert laisse le silence s’installer. C’est le moment d’intensité de l’émission dont tout le monde se souviendra. Stephen et les filles l’ont longuement préparé en régie, avec les spécialistes qu’a délégués la cellule de crise. C’est un discours patiemment répété, qui doit donner l’illusion d’une improvisation et c’est Adriana June qui doit le porter – les psychologues ont tranché – puisque c’est elle qui, pour la majorité, sera perçue comme l’intruse :

— Évidemment, je ne sais pas comment cet avion a pu se poser une seconde fois, dit Adriana June avec douceur. Personne ne le sait, Oui, surtout parler lentement, poser sa voix, montrer qu’on trouve difficilement ses mots, faire sentir l’émotion. Ce que je voudrais dire à tous ces gens qui ont peur, c’est que moi aussi, j’ai peur. Il faut que chacun essaie d’imaginer ce que nous vivons. Je n’ai pas été choisie, ni surtout « élue ». Pas plus moi qu’aucune de ces deux cent quarante-trois personnes à bord. Ce qui m’arrive, ce qui nous arrive, aurait pu arriver à n’importe qui dans cette salle. Je suis n’importe qui… Si c’est possible, le répéter, non, c’est trop. Je n’ai rien de spécial, marquer un temps, je suis une jeune fille de dix-neuf ans qui vit à Edison, qui veut devenir institutrice, Ne pas dire professeur de français, beaucoup de gens n’aiment pas les Français, ne même pas dire professeur, non, institutrice, c’est plus simple et tout le monde aime les institutrices, une jeune femme qui fait du théâtre en amateur, insister sur « en amateur », qui revenait d’Europe début mars, là aussi, oui, plutôt Europe que France, qui se retrouve en juin, et qui ne comprend rien de ce qui lui arrive, mais qui va devoir se débrouiller avec ça. Une pause encore, bafouiller, ne pas trouver tout de suite ses mots. Et cette autre jeune fille… qui est devant moi et qui est autant moi que je suis moi… elle va devoir se débrouiller avec, elle aussi. Cette Adriana-là a vécu trois mois de plus que moi, mais nous avons les mêmes souvenirs, nous avons la même croyance en Dieu, J’ai failli oublier Dieu, merde, c’était l’essentiel, ils avaient bien insisté, bien rappeler qu’on est croyant, j’ai failli oublier, c’est dingue, nous avons les mêmes amis, les mêmes parents, nous les aimons autant l’une que l’autre, et même, nous devons partager mes vêtements, puisque ce sont aussi les siens.

— Et en plus, la coupe Adriana March, nous avons chaque fois envie de porter la même chose au même moment. Ça, c’est une idée de Colbert, pas mal d’ailleurs, attendre les rires, voilà, et redémarrer.

— C’est vrai, dit Adriana June. Alors, à partir de maintenant, nos deux vies vont diverger, bien sûr. Elles ont commencé à le faire. Se tourner vers Nolan, se mettre à l’écoute de l’émotion dans la salle. Par exemple, je ne sais pas ce que nous aurions fait si j’avais connu Nolan avant de partir pour l’Europe, si j’étais amoureuse de lui. Ne pas insister, juste laisser le public s’identifier, mesurer l’ampleur de la confusion. C’est une des nombreuses choses qui tournent dans ma tête.

— Je crois, reprend Adriana March, Changer un tout petit peu de voix, souligner l’existence possible d’une différence entre elles, je crois que tout ce que je voudrais, c’est que les gens n’aient peur ni de moi, ni de l’autre Adriana, ni de nous. Qu’ils soient bienveillants. Là, marquer une très longue pause. Et conclure. Nous sommes perdues, nous avons besoin de l’amour de tous ceux qui nous sont proches. Baisser les yeux, prendre la main d’Adriana June, attendre les applaudissements. Si l’on sent que l’on peut pleurer, surtout, pleurer.