Une larme coule sur la joue d’Adriana June, elle n’a pas eu besoin de se forcer, l’émotion envahit tout, elle pourrait se mettre à sangloter. Adriana March s’approche d’elle, la prend par les épaules tandis que Stephen Colbert lui sourit.
— Merci beaucoup, à toutes deux. Je sais que beaucoup vous comprennent. J’ai une dernière demande : votre frère m’a dit que vous avez chanté en famille, le soir de Noël, la célèbre bossa-nova, The Girl from Ipanema.
— Dans la version d’Amy Winehouse, oui, dit Adriana June.
— Alors… toutes les deux, avant que vous nous quittiez… Vous voulez bien ?
Le public crie, les jeunes filles sourient.
— J’ajoute que vous n’avez pas répété, précise Colbert en mentant sans vergogne, puisqu’elles y ont passé une demi-heure.
Le batteur de Stay Human démarre en douceur au charleston et à la caisse claire la bossa-nova de Jobim et Moraes, la lumière se tamise sur le plateau, deux conduites douces tombent sur elles, une rouge sur l’une, une bleue sur l’autre, annulant leurs différences. Le jeu des couleurs est une idée de la production. Vinícius de Moraes a dit un jour de sa chanson qu’elle ne parle de rien d’autre que du temps qui passe, de cette beauté triste qui appartient à tous et à personne, du sac et ressac mélancolique de la vague. Et la plage d’Ipanema s’installe sur le plateau du Stephen Colbert Late Show lorsqu’une Adriana commence, suivie dès le deuxième vers par sa jumelle : « Tall and tan and young and lovely… »
Les deux Adriana chantent dans un duo parfait la sirène gracieuse d’Ipanema qui marche vers la mer dans le sable fin. L’une commence une phrase et l’autre la finit, elles jouent à être ensemble et pourtant dissemblables, leur harmonie frôle la magie et donne le tournis. Et chaque frisson de ce vertige contient sa dose homéopathique de terreur.
— C’est de la fichue bonne télé, dit en régie la femme de la production. De la fichue bonne télé.
LA VOIX DANS JACOB EVANS
Mardi 29 juin 2021, 23 h,
Ed Sullivan Theater, New York
Jamais la main de Dieu ne faiblit. Et les gestes de Jacob Evans sont guidés par Lui. Jacob est né dans la foi du Christ à Scottsville, Virginie, et il sait de son père John que ceux qui ne naissent pas dans la souffrance ne sont pas des créatures de Dieu car il n’est de création que de Dieu et la voix qui parle sans cesse dans son crâne répète les mots qu’il a entendus dans son enfance lorsqu’il travaillait à la ferme.
Lorsque l’Abomination a été révélée dans les médias et sur les réseaux sociaux, Dieu a guidé Jacob Evans. Le premier jour, lui et ses frères de l’Armée du septième jour se sont réunis dans l’église baptiste et ils ont écouté le révérend Roberts parler des créatures et de Satan, de cette légion sans foi de tous ceux qui ont offensé Dieu car dans l’Apocalypse de Jean il est dit qu’il y eut des éclairs et un grand tremblement et qu’une grosse grêle dont les grêlons pesaient un talent tomba du ciel sur les hommes, et grâce à Dieu qui sait et qui guide, le révérend Roberts et avec lui Jacob et tous les fidèles ont reconnu l’orage et l’avion pris dans la tempête sacrée que le Seigneur a mis sur son chemin. Et dans cet avion se trouvaient tous les hommes qui blasphémèrent Dieu à cause du fléau de la grêle car ce fléau était très grand.
Et l’extase du Seigneur a parcouru le corps de Jacob Evans et Sa fureur a coulé dans ses bras et Il a voulu que Jacob accomplisse Sa gloire dans le monde des hommes.
Il y a les explications que les journaux donnent et répètent, il y a les discussions entre experts et savants, mais Je détruirai la sagesse des sages, J’anéantirai l’intelligence des intelligents, car oui, Jacob se souvient d’Isaïe, et c’est orgueil et mépris du Tout-Puissant que de chercher en soi-même son propre salut. Tel est aussi le message que Paul envoie aux Corinthiens qui veulent s’affranchir du message de Dieu et cherchent de la sagesse dans la vanité de l’homme où ne doivent pourtant régner que l’humilité et la crainte de Dieu et la foi dans notre Seigneur Jésus-Christ. Il est ressuscité, il est vraiment ressuscité. Dans le message que Dieu envoie avec son Abomination, il n’y a de salut que dans la gloire du Seigneur et dans la destruction du Mal. Les yeux de Jacob étaient fermés, oh oui, mais le Très-Haut les a ouverts grand sur la nuit.
Et au cœur de cet incendie sans fin qui de tout temps a dévoré l’Amérique, dans cette guerre que l’obscur mène à l’intelligence, où la raison recule pas à pas devant l’ignorance et l’irrationnel, Jacob Evans revêt la cuirasse d’ombre de son espérance primitive et absolue. La religion est un poisson carnivore des abysses. Elle émet une infime lumière, et pour attirer sa proie, il lui faut beaucoup de nuit.
Evans et d’autres membres de l’Armée du septième jour ont roulé sept heures dans un cortège de voitures qui portaient la croix du Christ sauveur, et ils ont crié la Colère de Dieu devant la base militaire, mais les soldats les ont repoussés. Alors, aidé par Dieu et Instagram et Facebook, Jacob apprend que l’une de ces Monstruosités va s’exhiber ce soir à la face du monde, il regarde avec dégoût et fureur cette fille blonde, et Jacob sait qu’elle incarne le Grand Mensonge et la perfidie du Déchu.
Jacob et avec lui beaucoup d’autres confluent vers le théâtre de CBS, ils descendent à la station 50th Street, au milieu des néons et des lumières polychromes de Broadway. Ils marchent dans Babylone la grande, dans la Grande Prostituée faite ville, mais la police bloque l’accès à l’avenue par le sud, et des barrières de métal protègent l’accès à la salle. La foule exaltée grandit, gonflée à chaque minute par les appels au ralliement sur les réseaux.
À minuit, une première bouteille enflammée vole et se fracasse contre l’auvent lumineux, le feu provoque aussitôt un court-circuit et éteint des milliers d’ampoules et l’enseigne étincelante du Late Show with Stephen Colbert, mais Jacob s’avance dans les flammes, Ne crains pas l’Enfer et Jésus se réjouit dans son cœur. La police charge, interpelle certains émeutiers. Et Jacob implore le Seigneur de le laisser approcher des Impures, de lui laisser accomplir Sa volonté, et dans la chaleur de l’incendie il prie le Seigneur et sait qu’il goûtera bientôt le miel du Paradis parmi les élus.
Du haut de Sa montagne le Seigneur regarde son agneau Jacob Evans et Il le guide vers la 53e Rue. Jacob marche dans Sa lumière, car Dieu sait seul sait le chemin. Là, alors que ses frères en Dieu crient sur Broadway, Jacob voit sortir d’un garage souterrain, à quelques mètres de lui, une limousine noire. Elle va tourner sur la gauche et fuir la manifestation des fidèles, mais la rue est encombrée et la voiture reste coincée à hauteur d’un Deli Special Broadway. Les vitres arrière remontent aussi vite que possible, mais dans la lumière crue de la nuit new-yorkaise, Jacob aperçoit sur la banquette arrière les deux jeunes femmes, aux visages tellement semblables. Impénétrable est la sagesse de Dieu. Les Impures gloussent et elles rient de toutes leurs dents trop bien rangées dans leur bouche infecte et leur visage séraphique arbore le visage parjure de l’Ange de l’Ombre. Et le Seigneur guidera mon glaive vengeur.