Que périssent les Créatures et il y aura un ciel qui enveloppera les hommes, et Jacob sort un Grendel P30 de sa poche, et la lumière scintillera si légère et si chaude, Soutiens ma main Seigneur et il tire à travers la vitre qui explose Au nom de Jésus-Christ je vais vous chasser et autour de lui, on hurle de frayeur, il tire encore et le coup de feu emporte un visage, L’archange Gabriel descendra sur moi, Jacob tire toujours et vide le chargeur sur une autre Adriana ensanglantée et il tombe à genoux, Jésus-Christ est né puis sur le bitume sale, il est au sol, le Christ sauveur aux bras écartés, Dis un mot Seigneur et mon âme sera sauvée et tandis qu’on se jette sur lui, qu’on lui passe les menottes dans le dos, dans les hurlements des sirènes et les lumières crues des gyrophares et des flashes, Le Seigneur est mon berger, Il donne et reprend, un Jacob Evans souriant aux yeux clos voit sortir de la bouche du dragon et de la bouche de la Bête et de la bouche du faux prophète trois esprits impurs semblables à des grenouilles.
EFFACEMENTS
Mercredi 30 juin 2021,
Clyde Tolson Resort, New York
00 h 43 : dans l’immeuble du FBI, tous les écrans affichent désormais les chaînes d’information en continu, et l’équipe du protocole 42 les regarde diffuser en boucle le double assassinat. 01 h 00 : CBS diffuse une émission spéciale : un Stephen Colbert catastrophé anime un plateau avec des journalistes spécialistes du fait religieux. L’appel à l’apaisement qu’ont élaboré Pudlowski et ses experts n’aura servi à rien : sur Hope Channel, les prêches dénoncent la vénération des faux prophètes, et sur Fox, des télévangélistes condamnent le crime comme il se doit, mais éructent et parlent de fin du monde. Au matin, les sondeurs de Gallup et d’autres écumeront les rues : 44 % des Américains estiment que c’est un « signe de la fin des temps », 34 % parmi eux pensant que cette fin est « proche », 25 % même « très proche ». On en trouve 1 % pour penser qu’elle a déjà eu lieu. Et dans la journée, partout dans le monde, les lieux de culte connaîtront une affluence inconnue. Quand sept milliards d’êtres humains découvrent qu’ils n’existent peut-être pas vraiment, la chose ne va pas de soi.
Une Jamy furibonde arpente à grands pas la salle de conférences du Clyde Tolson Resort où s’est déportée désormais toute l’équipe du protocole 42. Elle répète :
— Il faut garantir l’anonymat de tous les passagers. Comme les témoins des procès maffieux. Ces gens doivent pouvoir s’évanouir, changer d’identité.
Elle l’avait bien dit, pourtant, que Dieu serait un problème… Puisque rien ne doit contester Son omnipotence, ce Boeing surgi de nulle part s’inscrit dans Son dessein. L’ironie est que dans l’hypothèse d’une simulation, une chose n’est plus guère contestable : l’homme est bien la création d’une intelligence supérieure. Mais qui est prêt à adorer le développeur d’un monumental jeu de rôle ?
— Depuis l’annonce du président, intervient Mitnick, les entrées des hôpitaux font état d’une vague de suicides. Beaucoup de gens déjà fragiles sont passés à l’acte. Les thèses complotistes ont la cote : toute l’affaire est un montage, cette histoire de simulation vise à rendre dérisoire toute lutte contre quoi que ce soit, du capitalisme au réchauffement climatique. Les partisans de la Terre plate y voient une confirmation de leur conviction. Et j’en passe.
— Toujours se méfier des gens qui nous demandent de nous méfier, résume Pudlowski.
— Les extraterrestres font aussi un formidable come-back, continue Mitnick, mais là, bon, comment l’éviter… Il y a cette fille, aussi. Tomi Jin, une influenceuse… Elle vient de poster ça.
Mitnick projette sur un écran le selfie d’une fine femme brune, asio-américaine. Il a déjà 1512 likes. Son front s’orne d’une boucle de cheveux écarlate, sous les mots « 1, 2, 1 000 Adrianas ». À deux heures du matin, il est partagé 12 816 fois. Il le sera sept millions de fois à huit heures. Et au matin, partout, de Paris à Rio, de Hong Kong à New York, ils sont des milliers à marcher dans les rues avec la mèche teinte en rouge d’Adriana June. Le message est flou, mais la liberté de pensée sur internet est d’autant plus totale qu’on s’est bien assuré que les gens ont cessé de penser.
Quelques heures encore et l’empathie, l’émotion et le dérisoire étant des affaires qui marchent, les vendeurs de T-shirt offrent des « Stimulate me, dont simulate me », des « I’m a program, reset me », « I am 1, U are 2, we are free ». Les humoristes des émissions matinales s’essaient à des sketches sur la duplication.
— Vous savez ce qu’est une simulation, Hillary ? demande le journaliste à l’imitatrice.
— Peter, répond la voix de Hillary Clinton, toutes les femmes en Amérique savent ce que c’est que la simulation.
Jusque-là, une petite centaine de savants spéculaient dans un hangar. Soudain, ce sont dix millions de chercheurs sur la planète qui doivent débattre de leurs théories, en proposer une alternative. La « photocopieuse » et le « trou de ver » trouvent d’emblée peu d’adeptes. Tant pis si la théorie la plus simple est aussi la plus cinglée.
Pourtant, la simulation, les astrophysiciens ne l’aiment guère. Les agences spatiales encore moins. Explorer l’espace coûte déjà cher, mais s’il n’y a pas d’espace, c’est soudain hors de prix. Les théoriciens des particules n’apprécient pas non plus. Et toutes leurs belles particules, les quarks, les gluons, la matière noire ? Tout serait virtuel ? Et leurs gros accélérateurs dont ils sont si fiers, une vaste blague en 3D ? Et le temps ? Si le temps lui-même est un artifice, comme il l’est dans un jeu vidéo où tout est calibré et ralenti pour qu’un humain puisse avoir une chance de jouer, comment mesurer le temps réel à partir de notre temps virtuel ? Enfin, ce sont les biologistes qui s’indignent. Et l’évolution, et la disparition des espèces, la perte de la diversité biologique ? Mais tous le savent : l’univers, virtuel ou pas, est tout entier régi par des lois, de mieux en mieux connues. Pas un de ces scientifiques qui ne se livre depuis des années à quelque simulation, avec un supercalculateur, dont la puissance en dix ans a été multipliée par cent. Il imagine sans peine le pouvoir de machines des milliards de milliards de fois plus puissantes.
Mieux vaut ne pas mesurer la productivité le mercredi matin. De fait, les seuls à travailler vraiment sont les hommes et les femmes du protocole 42.
Car ce mercredi matin débute l’opération « Hermès ». Meredith a trouvé le nom de code, qui dit le voyage et le secret pour tous les passagers du vol 006, le moment est venu de l’évanouissement. Le crime de Jacob Evans aura au moins achevé de convaincre les passagers qu’ils sont des cibles, et aux États-Unis au moins, tous consentent. La NSA a fait disparaître toute trace numérique du vol, les agents français et américains récupéré les feuilles de vol. Le public sait qu’il s’agissait d’un Paris-New York d’Air France, en mars, mais il y en a eu plus de deux cents.
Mercredi 30 juin 2021,
Studio 4, France 2, esplanade Henri-de-France, Paris