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Un soir de printemps, il l’invite chez lui pour un dîner. Elle s’étonne de l’éclectisme de ses amis : une peintre très conceptuelle, un chirurgien anglais de passage, une journaliste au Monde, un bibliothécaire assez porté sur l’alcool, et même un certain Armand Mélois, homme exquis et raffiné qui – elle l’apprend au cours du repas – dirige le contre-espionnage français. Lucie découvre aussi un vaste appartement haussmannien aux meubles sobres, où le bois et l’industriel dominent, encombré de livres, des romans, loin des univers dépouillés et froids qu’on prête aux architectes. Et sur une étagère, une statue en plâtre de Mickey Mouse, aux couleurs vives. Elle saisit la figurine entre ses doigts, la manipule, étonnée. André s’approche d’elle :

— Elle est hideuse, n’est-ce pas ?

Lucie sourit.

— Je l’ai achetée pour que quelque chose, chez moi, résiste à l’accoutumance. On ne s’habitue pas au laid. C’est de la vie. De la vie moche, mais de la vie.

Toute la soirée, le regard de Lucie revient, aimanté, vers cet affreux Mickey Mouse. Et soudain, sans qu’elle sache pourquoi, la souris de Walt Disney lui parle, elle lui dit qu’avec cet homme-là, un bonheur est possible.

Elle lui présente Louis. André est sans calcul : il aime aussitôt ce garçon vif et drôle qui va entrer dans l’adolescence, et il ne cherche pas à s’en faire un allié. Mais il n’est pas dupe : dans ce combat pour le cœur de Lucie, il n’a nul besoin d’un ennemi.

Un jour, après un déjeuner, alors qu’elle et lui se disent au revoir, elle fait un pas pour traverser la rue et André la tire violemment par le bras en arrière. Un camion passe en trombe devant elle. Son épaule la fait souffrir, mais elle a vraiment failli mourir. Toute couleur a quitté le visage d’André. Ils restent un instant côte à côte, les sons de la ville paraissent exacerbés. Il respire vite, elle aussi, et dans un souffle, il la serre contre lui et dit :

— Je t’ai fait mal, pardon, j’ai eu peur, j’ai cru que… Je t’aime tellement.

Et il recule, effrayé de cette phrase échappée, balbutie encore un pardon et s’en va. Elle le regarde s’éloigner, et pour la première fois, elle s’aperçoit qu’il marche vite, droit, qu’il est encore si jeune. Bouleversée, elle mettra quinze jours à le recontacter, et lorsqu’ils se reverront, il n’en reparlera pas.

Mais il l’a dit. Je t’aime. Lucie se méfie de la phrase. Il est trop tôt pour qu’elle l’entende encore. Elle a aimé un autre homme, qui utilisait trop et mal ce verbe mensonger, qui l’a humiliée, maltraitée, disparaissant pour revenir et disparaître encore. Elle voudrait dire à André qu’elle est lasse de tous ces hommes qui la désirent pour sa peau douce, ses jambes fines, ses lèvres pâles, ce qu’ils appellent sa beauté, cette promesse du bonheur, et qui ne voient plus en elle que cela. Lasse de ceux qui l’abordent en chasseurs, de ceux qui rêvent de la suspendre au mur comme un trophée. Elle mérite mieux qu’une convoitise impulsive, elle ne veut plus qu’on se joue d’elle. Elle voudrait lui dire que c’est pourquoi, peu à peu, elle est allée vers lui, que c’est pourquoi elle est là. Pour ce temps qu’il lui a accordé, pour la douceur qu’elle pressent en lui, pour son respect, aussi. Elle voudrait pouvoir ne pas le maintenir dans ce statut de vieil amoureux silencieux, savoir être tranchante, ou alors lui céder pleinement, lâcher prise. Elle se contente d’avoir honte d’être dure, parfois cruelle, en résistant à l’attirance croissante qu’elle a pour lui.

Un hiver passe encore, et voilà un peu plus de quatre mois, à l’issue d’un dîner chez Kim, ce petit restaurant coréen du Marais où ils ont pris leurs habitudes, il lui redit : « Tu sais, Lucie, je tiens à toi, et je sais tout ce qui se dresse entre nous, contre nous. Mais si tu veux un jour de moi comme compagnon, pour le temps que tu voudras, ce sera à toi de faire le premier pas… » Le regard qu’il lui porte à cet instant n’a pas d’âge, elle est troublée, elle sourit, et elle a beau savoir qu’elle devrait se donner encore du temps, elle a peur qu’il ne se lasse de cette attente vaine. Elle décide de saisir par sa touffe de cheveux roux le petit Kairos, ce dieu grec joueur du moment propice. Tout son être la conduit à s’asseoir sur la banquette à côté de lui, et elle l’embrasse, tendrement. Aucune comédie romantique à l’anglaise n’eût osé plus belle première scène. Elle ne regrette rien.

Dès cet instant un peu prodigieux, André et elle ne se quittent plus.

André devait partir à New York pour le chantier du Silver Ring quinze jours plus tard, début mars ; elle finissait le montage du dernier von Trotta au même moment et n’avait rien de prévu avant le Maïwenn dans plus d’un mois. Il lui avait proposé d’y aller ensemble : ils auraient du temps, ils iraient présenter leurs respects aux canards de Central Park, rendre visite aux Klee du Guggenheim, et même assister à une comédie musicale à Broadway. Elle avait accepté sans hésiter, à condition qu’il lui montre aussi son chantier. C’était sa façon de lui dire qu’elle voulait « faire partie ». En rentrant chez elle, elle avait préparé joyeusement et à l’avance sa valise, J’emmène quoi comme livres, le Coetzee, tiens, et aussi, hop, un Pléiade Romain Gary, ce n’est pas si lourd, et cette robe noire, oui, elle me va si bien, cette jupe-là est trop courte, mais je mettrai des collants, il fait si froid en février, et elle s’était réjouie de tant de frivolité retrouvée. Louis avait accepté d’être confié à sa grand-mère pour quelque temps.

Le vol avait été turbulent, effrayant même. Alors que l’avion menaçait de se casser en deux, que la peur allait lui faire perdre tout contrôle d’elle-même, André n’avait cessé de lui parler, en souriant. Elle avait aimé New York, qu’elle connaissait bien moins que lui. Ils devaient rester huit jours, ç’avait été quinze. Chez un coiffeur trop dispendieux de l’East Village, elle avait fait couper ses longs cheveux bruns, très court. « Jamais je n’aurais osé avant, tu sais. J’inaugure une nouvelle vie. » C’était bien sûr le pire des clichés, mais elle avait su gré à André de ne pas le relever. Elle sentait combien il la rassurait, combien ils pouvaient, oui, s’aimer.

Et puis, ils reviennent à Paris, et tout, lentement, va s’abîmer. Peu à peu, face à l’exaltation d’André, à ces bras qui veulent l’enserrer, à ces baisers qu’il lui inflige à tout instant, devant ces amis à qui il veut « absolument la présenter », comme le butin d’une bataille qu’il aurait gagnée, elle recule. Pourquoi les chats qui attrapent les souris refusent-ils de les laisser vivre ? Elle n’était pas disposée à un tel envahissement ; elle aurait voulu moins d’impératifs, un engagement plus lent et plus serein. L’avidité de ses mains d’homme l’effraie, leur convoitise oppressante interdit à son propre désir de naître. Lui ne veut pas comprendre, et cette fragilité qu’André masquait si bien devient tangible, et non, elle ne veut pas devoir le rassurer, non, elle n’a pas à se plier à son appétit tyrannique, elle n’a pas à contenter son narcissisme blessé, fût-ce par l’âge, elle n’a pas non plus à supporter ce regard de chiot de chenil qui pleurniche des Prends-moi, prends-moi. Pourquoi se refuse-t-il à voir qu’il la piège dans ses bras, dans son lit ? Pourquoi faut-il qu’elle se sente coupable de se refuser à lui, quand c’est bien la dernière chose qu’elle veut, avoir le moindre devoir ?

Et puis, début juin, il y a cet ultime dîner, ce dîner où André veut la reconquérir quand tout a déjà fichu le camp, et il insiste pour que ce soit de nouveau chez Kim, comme si le décor déjà vieillot, mi-zen mi-Gangnam Style, pouvait exercer sur elle un pouvoir magique, et il parle, parle, devant sa beosut cream pasta qui refroidit, n’écoutant que lui, s’abandonnant à son goût immodéré des mots, et chaque jolie phrase rend ces adieux plus laids encore. Elle le regarde, il lui prend la main, qu’elle lui abandonne, et elle n’a envie que d’être ailleurs, le froid s’installe dans son cœur, elle sourit sans colère à ce charmant monsieur de nouveau vieux, mais pourquoi ne voit-il pas qu’elle est déjà partie ? Peut-être n’avait-elle pas assez d’énergie, ou simplement d’amour – Dieu qu’elle déteste ce mot. André aura malgré tout joué son rôle de pommade, le temps de sa cicatrisation, une espèce d’onguent à l’odeur finalement bien pénible, et rance, maintenant que la plaie a guéri… Mais non, elle a tort, pourquoi relire leur joli commencement à l’aune amère de leur fin ? Ce n’est pas elle qui s’est jouée de lui, c’est lui et lui seul qui n’a pas su être à la hauteur de leurs propres espoirs.