Выбрать главу

La vérité est que le monde entre en quelques heures dans une vacuité de sens. Puisque la religion fournit une réponse doctrinale et fausse, la philosophie se propose d’en donner une abstraite et erronée. Partout dans le monde, les talk-shows se multiplient. Et surtout en France, ce pays à la concentration en philosophes médiatiques légendaire. L’un d’eux s’appelle Philomède. Admettons. Le voilà sur le plateau d’une chaîne nationale, avec un autre invité, Victor Miesel.

— Je ne veux pas me prononcer, dit Philomède, sur cette idée d’une simulation. Mais d’après moi, cela ne changerait rien. Je suis matérialiste : il n’y a pas de différence entre penser et croire penser, et donc entre croire exister et exister.

— Tout de même, Philomède, dit l’animatrice, ce n’est pas tout à fait pareil si nous existons vraiment ou si nous sommes virtuels.

— Pardonnez-moi, mais si, c’est pareil : je pense, et même si je ne suis qu’un programme pensant, je suis. Je ressens l’amour et la douleur de la même façon, je mourrai tout aussi bien, merci. Et mes actes ont les mêmes conséquences que mon monde soit virtuel ou réel.

— Philomède, à côté de vous, un écrivain, Victor Miesel, dont le livre L’Anomalie est devenu un livre « culte », et l’est évidemment plus encore aujourd’hui. Victor, vous avez été à bord de cet avion, on sait que votre « double » s’est donné la mort, vous venez de donner une conférence de presse cet après-midi, et nous vous remercions d’être là, avec nous. Qu’imaginez-vous du destin de ces passagers dédoublés ?

— Nous sommes plus de deux cents à regarder les chemins empruntés par nos « doubles » entre mars et juin, à regretter peut-être de n’avoir pas préféré bifurquer. Certains peuvent avoir envie de faire autrement, ou mieux, ou autre chose. Mais moi, je ne me suis pas retrouvé face à moi-même. Quoique…

L’écrivain sort les deux briques rouges de sa poche.

— Depuis la mort de mon père, il y a plus de trente ans, je gardais toujours dans ma poche une briquette. Ce n’était ni un fétiche, ni un porte-bonheur. Juste quelques grammes de souvenir, presque une habitude. On m’a rendu celle que conservait le Victor qui s’est suicidé, et elles sont désormais deux. J’ai oublié laquelle est laquelle, et je les ai unies. Je ne saurais dire ce qu’elles symbolisent, mais j’ai l’impression d’avoir plus de choix, d’être plus libre que jamais. Malgré tout, je n’aime pas trop ce mot de « destin ». Ce n’est qu’une cible qu’on dessine après coup à l’endroit où s’est fichée la flèche.

Dans le public, Anne Vasseur, la journaliste du Times Literary Magazine, s’amuse. Elle préfère cette autre blague qui dit que pour qu’une flèche atteigne la cible, il faut qu’elle ait tout raté avant. Lorsqu’elle a appris la mort de Victor, en avril, elle a été choquée, peinée, et l’intensité de ce sentiment l’avait étonnée. Bien sûr, elle l’avait remarqué, à Arles, elle avait trouvé son intervention intelligente et sensible, au dîner, elle avait été touchée par ces efforts de gosse pour l’aborder. Elle était alors prise dans d’autres liens, elle n’avait pas voulu jouer. Puis, elle avait détesté ce moment de faiblesse, de facilité, d’orgueil, elle avait détesté lui plaire, justement parce qu’il lui plaisait. Alors, elle avait quitté Arles plus tôt que prévu, honteuse d’un désir égoïste et inconséquent, refusant d’être une femme qui trahit, qui jouit, qui fait souffrir, et finit par ne plus savoir où elle habite. Elle avait fui. Elle aurait un instant préféré avoir des remords plutôt que des regrets, mais elle n’avait jamais voulu trouver de prétexte pour retrouver ce traducteur de Gontcharov. Elle avait lu cette « résurrection » prodigieuse comme un signe, un signe incompréhensible, mais un signe malgré tout. Et elle, la littéraire, avait obtenu de la rédaction en chef du Times de remplacer à cette conférence l’envoyé spécial. Maintenant, elle regardait un homme, qui pouvait être, un long moment, justement, un destin.

— Et dites-moi, Philomède, reprend la journaliste, dans cette situation, comment réagiriez-vous ?

— D’abord, je n’aurais pas longtemps une sensation d’irréalité. Si je doutais d’exister, il me suffirait de me pincer. Ensuite, cet autre est un miroir sans complaisance, d’accord, mais c’est surtout le seul être à tout savoir de moi, de mes secrets. Ainsi exposé, je pourrais décider de changer, ou de me fuir. Enfin, être deux dans une seule vie, c’est être un de trop. Je me dirais sûrement : quelle vanité, l’appartement, l’emploi, toutes ces choses matérielles… Je me concentrerais sur mon noyau intime, sur ce que je dois préserver à toute force. J’ai une fille, j’aime une femme, et lorsque je dis « ma femme », « ma fille », je sais ce que je mets dans ces « ma »… Si je devais les partager, j’apprendrais peut-être à relativiser ce désir de possession. La vérité, c’est que j’ignore comment je réagirais.

— Comment expliquez-vous la déclaration du pape François Ier ?

— Pardonnez-moi, je ne sais absolument pas ce qu’a dit le pape.

— Je le cite : « Dieu offre à l’humanité un signe de Sa toute-puissance et la chance d’abdiquer devant elle, de se conformer à Ses lois. »

— Il a dit ça ?

— Ce matin.

— Ça vous a un petit côté « Repentez-vous, pauvres pécheurs ». Qu’il me pardonne, mais de lui, je m’attendais à un peu mieux. Cela dit, c’est le logiciel de tous les religieux : « Voici nos croyances, trouvons les faits qui les prouvent. » Comme le Pangloss de Voltaire, ils croient que les nez ont été faits pour porter des lunettes, et que c’est pourquoi nous avons des lunettes. Dans cette affaire, je n’ai ni entendu Dieu, ni ne L’ai vu apparaître dans les nuages. Franchement, s’Il avait eu quelque chose à nous dire, c’était le moment où jamais. Au point où nous en sommes. Non, la seule vraie démarche philosophique et scientifique reste celle-ci : « Voici les faits, voyons quelles sont les conclusions possibles. »

— Et pour le reste d’entre nous, Victor Miesel, à votre avis, si vous deviez prédire ce qui va maintenant se passer ?

— Rien.

— Pardon ?

— Rien. Rien ne va changer. On se réveillera le matin, on ira travailler parce qu’il faut toujours payer son loyer, on mangera, on boira, on fera l’amour comme avant. On continuera à agir comme si nous étions réels. Nous sommes aveugles à tout ce qui pourrait prouver que nous nous trompons. C’est humain. Nous ne sommes pas rationnels.

— Ce que dit Victor Miesel, c’est un peu, Philomède, ce que, dans votre article ce matin dans Le Figaro, vous appeliez notre besoin de réduire la « dissonance cognitive » ?

— Oui. Nous sommes prêts à tordre la réalité si l’enjeu est de ne pas perdre tout à fait. Nous voulons une réponse à la moindre de nos anxiétés, et un moyen de penser le monde sans remettre en cause nos valeurs, nos émotions, nos actions. Regardez le changement climatique. Nous n’écoutons jamais les scientifiques. Nous émettons sans frein du carbone virtuel à partir d’énergies fossiles, virtuelles ou non, nous réchauffons notre atmosphère, virtuelle ou non, et notre espèce, toujours virtuelle ou non, va s’éteindre. Rien ne bouge. Les riches espèrent s’en sauver, seuls, en dépit du bon sens, et les autres en sont réduits à espérer.

— Vous êtes d’accord avec Philomède, Victor Miesel ?

— Évidemment. Vous vous souvenez de Pandore et sa boîte ?

— Oui, s’étonne la modératrice. Mais quel est le rapport ?

— Il y en a un : souvenez-vous, Prométhée a volé le feu du ciel et Zeus, pour se venger de lui et des hommes blasphémateurs, offre à son frère Épiméthée la main de Pandore. Dans les bagages de la femme, Zeus glisse un cadeau, une boîte mystérieuse, un vase en fait, qu’il lui a interdit d’ouvrir. Mais trop curieuse, elle désobéit. Tous les maux de l’humanité qu’il y a enfermés s’échappent alors : la vieillesse, la maladie, la guerre, la famine, la folie, la misère… Un seul mal est trop lent pour s’échapper, ou peut-être obéit-il à la volonté de Zeus. Vous souvenez-vous du nom de ce mal ?