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— Non. Éclairez-nous, Victor Miesel.

— Ce mal, c’est Elpis, l’Espérance. C’est le pire de tous les maux. C’est l’espérance qui nous interdit d’agir, c’est l’espérance qui prolonge le malheur des hommes, puisque, n’est-ce pas, contre toute évidence, « tout va s’arranger ». Ne peut pas être ce qui ne doit pas être… La vraie question que nous devrions chaque fois nous poser est celle-ci : « En quoi est-ce qu’accepter un point de vue donné m’arrange ? »

— Je vois, dit l’animatrice. Et aujourd’hui, Philomède, vous trouvez que c’est ce qui se passe, que chacun d’entre nous trouve un moyen de s’arranger avec le réel qui nous est offert, c’est cela ?

— Oui. Absolument. Puis-je vous rappeler cette phrase de Nietzsche ? « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont. » Là, toute la planète est confrontée à une vérité nouvelle, qui remet en cause toutes nos illusions. On nous envoie un signe, indubitablement. Hélas, penser prend du temps. La chose ironique, c’est que le fait d’être virtuel donne peut-être plus de devoirs encore vis-à-vis de notre prochain, de notre planète. Et collectivement, surtout.

— Pourquoi donc ?

— Parce que – cela a déjà été dit par un mathématicien – ce test ne nous est pas destiné en tant qu’individus. Cette simulation pense l’océan, elle se moque du mouvement de chaque molécule d’eau. C’est de l’espèce humaine tout entière que la simulation attend une réaction. Il n’y aura pas de sauveur suprême. Il faut nous sauver nous-mêmes.

TROIS LETTRES, DEUX MAILS, UNE CHANSON, ZÉRO ABSOLU

Samedi 10 juillet 2021,

Carroll Street, Brooklyn

L’adresse sur l’enveloppe mentionne « Aby et Joanna Wasserman », et Joanna reconnaît sa propre écriture, serrée, déliée. Lorsque Aby l’ouvre, ils y découvrent une feuille pliée en quatre et deux autres lettres cachetées :

Aby, Joanna,

Vous trouverez dans cette enveloppe une lettre pour toi, Joanna, et je sais que tu la liras à Aby, puisque c’est ce que je ferais, moi. Et une pour toi et toi seul, Aby.

Comme toi, Aby, comme toi, Joanna, comme tant d’autres embarqués sur cet avion, j’ai cherché des réponses, des indices seulement, dans L’Anomalie, ce livre étrange qu’a écrit l’écrivain français à bord. Je n’ai rien trouvé, sinon ceci : « On doit tuer le passé pour le rendre encore possible. »

Nous aussi, nous avons voulu que le passé ressuscite, et nous avons rejoint la nature bienveillante, gagné ce chalet du Vermont. Aby m’y avait conduite, t’y avait conduite, Joanna, pendant ces longs jours de neige et de glace où nous avions décidé d’avoir un enfant. Ce que nous y avons vécu toi et moi, Aby, était si fort que nous avons voulu que ce souvenir nous soutienne et nous dicte à tous les trois une voie à suivre.

Mais sur cet étroit sentier pierreux entre les épinettes et les sapins, ce chemin si symbolique où nous ne pouvions marcher de front, mon pauvre Aby, tu allais de l’une à l’autre, sans joie, comme un épagneul entre deux maîtres, avec ce sourire triste qui demandait sans cesse pardon à l’une d’avoir été près de l’autre, puis de devoir la rejoindre sans trop tarder. Jamais tu n’étais là, simplement là, ni avec moi, ni avec elle, non, tu n’étais que déchirement. Tu auras dessiné, sans cesse, c’était ta façon d’esquiver des questions sans réponses, et je repars avec ces aquarelles qui te rappelleront toujours à moi.

Car je suis partie, oui, je vous ai laissés seuls dans ce chalet de tristesse, avant que nous nous détruisions. Joanna, toi qui portes l’enfant d’Aby, tu te doutais que je serais la première à céder, à m’effondrer. La première à fuir. Je savais que tu le savais, bien sûr.

J’ai fui.

Je suis retournée à New York, j’ai contacté Jamy Pudlowski au siège de Manhattan. En une journée, le FBI m’a fabriqué une nouvelle identité et six ans de vie numérique, sous le nom de Joanna Ashbury, pour plus de prudence. Ashbury, comme une petite ville d’Angleterre, au nord de Londres, qui n’a pour elle que son église romane. Et puis, Woods, bois, Ashbury, cendre enterrée : ils ne manqueraient pas d’humour s’ils l’avaient fait exprès.

Cette Joanna Ashbury travaillera désormais à la direction du service juridique du FBI, et grâce à la NSA, un diplôme de Stanford existe désormais à son nom. Le Bureau a aussi proposé de prendre en charge le traitement médical d’Ellen. C’est une proposition généreuse, et je n’ai pas refusé. Ne lâche pas pour autant ton poste à Denton & Lovell, mais je n’ai pas besoin de te donner ce conseil, Joanna, je connais déjà ta décision.

Bien sûr, nous nous reverrons. Nous nous croiserons un jour, en visitant Ellen.

Je vous souhaite tout le bonheur possible.

Joanna Ashbury

Joanna,

Quelle bizarrerie que de t’appeler ainsi.

Tu t’appelles désormais Wasserman, et moi, Ashbury. Wasser l’eau, Ash la cendre, quelle ironie dans tout cela. Joanna Ashbury, ça sonne comme John Ashbery, et son long poème « Autoportrait dans un miroir convexe », que je m’étais promis de lire, rappelle-toi. Ashbery parle d’un tableau du cinquecento, une œuvre de Parmigianino, j’ai aimé ce poème, et j’ai voulu connaître l’histoire du tableau.

Un jour, le peintre – il est tout jeune, il a vingt et un ans – se voit dans un de ces miroirs de coiffeur convexes, et il veut faire son autoportrait. Il fait fabriquer au tour une coupe de sphère de bois, de la taille du miroir, afin de le reproduire exactement dans sa forme. En bas, au premier plan, il peint sa main, très grande, si belle qu’elle paraît vraie, et au centre, à peine déformée, sa figure d’ange, gracieux, c’est presque un enfant. Le monde tournoie autour de ce visage, tout s’y déforme, plafond, lumière, perspective : c’est un chaos de courbes.

Ce tableau n’était pas une image de nous deux, de toi, miroir de mon miroir, et pourtant ce devait bien être l’allégorie de quelque chose, parce que je suis restée à le regarder, et d’un coup, je me suis mise à pleurer – je pleure tellement, ces derniers temps. Alors, j’ai compris que cette main trop grande, c’était une main qui me saisissait, qui me menaçait, qui me dérobait tout ce qui me revient.

Dans ce chalet du Vermont, j’ai fait un rêve. Tu mourais soudain, et je reprenais mon existence d’avant, j’étais si heureuse de te voir morte. Je consolais Aby, c’était si simple de le reconquérir, de faire qu’il t’oublie. Je me suis réveillée, c’était l’aube, je n’ai pas pu me rendormir, et je suis allée sur la terrasse, une tasse de café à la main. Tu t’y trouvais déjà, toi non plus n’arrivais plus à dormir. Comme moi, tu avais pris un café, comme moi, tu étais pieds nus, les cheveux ramenés en arrière par une barrette d’argent comme la mienne, tu tenais ta tasse à deux mains, avec l’exacte même position des doigts. Face à nous, la brume s’accrochait à la montagne, le soleil hésitait encore à percer, et nous avons échangé un regard froid. J’ai compris que toi aussi, en rêve, tu venais de m’assassiner. C’est à cet instant que j’ai décidé de partir. Non par peur, mais parce que la jalousie et la souffrance me rendaient hideuse, et que cette laideur, je la voyais partout sur toi, sans fard.