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Je ne sais pas où je vais. Mais je sais que loin de toi, loin de vous, il me reste une chance de retrouver la personne que je suis, que je veux être.

Joanna

Aby s’éloigne sur le balcon, ouvre cette lettre qui n’est destinée qu’à lui, et chaque mot qu’il découvre écrase un peu plus sa poitrine.

Aby,

Je n’aime que toi et je pars.

Il y a un an, nous ne nous connaissions pas. Toi qui ne crois en rien, tu as parlé d’un miracle, et j’ai souri, joyeuse, moi qui ne parle que de rencontres.

Je sais que l’autre Joanna te fera lire ma lettre. J’ajouterai peu de chose.

Le jour de mon arrivée de la base militaire, tu m’as proposé de nous rendre tous les deux dans le parc face à ton atelier, sur ce banc où nous avons tellement parlé. Là, tu m’as entourée de tes bras, ma tête s’est coulée contre ton épaule, et tu as posé ta main sur mon ventre. J’ai su tout de suite que le geste t’avait échappé, que c’était un rituel tendre installé entre vous : ta main protégeait ton enfant, votre enfant. Mais il n’y avait rien à protéger dans mon ventre, rien, Aby, il n’y avait que mon désir pour toi, et toi, embarrassé, tu as ôté ta paume, parlé de je ne sais quoi, et tout dans ton regard disait que tu espérais que je n’aie rien deviné. Puis, nous sommes rentrés, et j’étais vide de toute force autant que mon ventre était vide de vie.

Rappelle-toi aussi, quand nous étions dans ton chalet du Vermont, cette nuit chaude et moite où je t’ai entraîné dans la forêt et où j’ai tellement désiré que tu me fasses l’amour sous les arbres, toi qui n’osais plus un geste avec moi ou l’autre, toi qui ne laissais plus naître le moindre désir. J’aurais voulu que tu me prennes, oui, sentir la puissance de ton désir cogner en moi. Et si j’ai soudain couru loin de toi, ce n’est pas parce que tu te refusais à moi, non, c’est parce que le dégoût de moi est monté. Ce que je voulais par-dessus tout, Aby, c’était tomber enceinte de toi, moi aussi, que le sort consente à m’offrir de quoi rivaliser.

Vois la femme que la douleur fait de moi. Je dois partir. Ne t’inquiète pas, mon Aby : toi qui as lu et relu Guerre et Paix, tu sais, comme le général Koutouzov, que les deux guerriers les plus puissants sont la patience et le temps.

Un autre homme viendra, une autre rencontre, un autre miracle. Je n’en doute pas. J’aimerai de nouveau. Aimer évite au moins de chercher sans cesse un sens à sa vie.

Je regarde ce portrait tout de douceur que tu as fait de moi, dans le soleil couchant, ma tête penchée contre la poutre, les yeux fermés.

Je t’aime, je t’aimerai toujours, et tu le sauras, puisque je serai, d’une si étrange façon, à côté de toi.

Joanna

* * *

La veille, Clyde Tolson Resort, New York

— Ça va, Joanna ? demande Jamy Pudlowski à travers la porte des toilettes all-gender du FBI.

Non, Joanna June ne va pas. Trop de whisky, trop de douleur. La tête et le cœur lui tournent, elle voudrait sombrer, et elle va simplement se tacher.

Il y a quelques heures, Joanna a écrit ces lettres, en pensant qu’elle ne parviendrait pas à les poster. Elle les a glissées dans son sac, mais elles sont désormais comme un revolver qu’on a commis l’erreur d’acheter. On le cache dans le chevet du lit, mais sa présence encombre peu à peu tout l’espace, devient une obsession, et, parce qu’il réclame maintenant qu’on s’en serve, il finit par faire de nous un meurtrier ou un suicidé. Joanna June n’a pu se résoudre à brûler ces trois lettres, et elles ont exigé d’être glissées dans la boîte.

Pour quitter celui qu’on aime, il faut déconstruire le monde. Joanna June a dû réécrire leur histoire, prendre appui sur des doutes qu’elle avait enterrés, épuiser son attirance pour Aby comme on parvient, en répétant un mot des dizaines de fois, à en assécher le sens. Elle a appris à désaimer les boucles trop blondes de ses cheveux, son air fayot de bon élève, sa gaucherie de garçon trop maigre, ses vêtements un peu snobs, ce désir de rire de n’importe quoi, et jusqu’à sa manière de pouffer comme un gosse. Elle se remémore la gêne qu’elle a éprouvée devant son exaltation, comme s’il y avait urgence à se marier, à s’enfermer dans un contrat, comme si tout pouvait demain disparaître, comme s’il manquait de confiance en elle, en lui ou en eux. En une nuit de douleur, elle s’est contrainte à revivre chaque moment avec lui, à trouver en elle de la froideur pour contempler ce tableau dégoûtant de tendresse, et peu à peu, elle en a décousu l’émotion, jusqu’à ce que monte l’écœurement. L’avocate est devenue procureure ; sans pitié, elle met toute son intelligence au service du crime, et sur cet Aby aux mille perfections, sur cette simple branche où l’amour de Joanna a cristallisé une infinité de diamants de sel, mobiles et éblouissants, la jeune femme fait couler une pluie d’indifférence, et voici qu’agonisent les cristaux et que réapparaît le rameau effeuillé, sans charme, si banal et si terne que c’en est à pleurer.

Alors, au moment de poster ces trois lettres, et durant une heure encore, Joanna n’a plus aimé Aby. Puis, tout son amour est revenu comme une vague, et elle a ouvert la bouteille de Talisker.

* * *

De : andre.vannier@vannier&edelman.com

À : andre.j.vannier@gmail.com

Le : 1er juillet 2021, 09:43

Objet : Rupture

Cher André (comment t’appeler autrement ?),

Je t’écris de la Drôme, je vais y rester un temps et tu peux rester à Paris chez moi, chez toi, le temps qu’il faudra. Tu trouveras ci-joint la totalité des mails échangés avec Lucie depuis notre rentrée de New York. À leur lecture, tu comprendras. J’ai beaucoup écrit, elle a peu répondu. Tu liras des « Je ne veux pas te poursuivre, insister en vain » mensongers, puisque j’ai écrit encore et encore, pour rien. Et ce dernier mail, interminable – merde, sois court –, ce mail qui se clôt par cette formule prétentieuse : « faire, avec toi, le plus long des chemins possibles ». J’aurai été tour à tour grandiloquent, insistant, larmoyant, plaintif, et quand elle m’avait déjà sorti de sa vie, j’ai encore voulu lui faire faire marche arrière.

Je ne suis pas ton ennemi, ni ton rival, même pas un allié. Mais j’ai mon passé dans ma boîte aux lettres, et si tu ne veux pas que ce soit ton futur, agis.

À bientôt.

André

De : andre.j.vannier@gmail.com

À : lucie.j.bogaert@gmail.com

Le : 1er juillet 2021, 17:08

Objet : Toi et moi et moi et toi

Lucie,

Je t’écris de mon nouveau courriel à ton nouveau mail, puisque les anciens sont occupés par d’autres, et j’ai ajouté, comme toi, le j de juin. Pourquoi est-ce à nous de nous adapter ? J’imagine que ces quatre mois que ni toi ni moi n’avons vécus donnent à cet André et cette Lucie cet avantage.