Avril passe ses doigts sur ses lèvres, ses yeux fixent le vide, elle glisse sa main dans ses cheveux. Jamy l’observe avec appréhension, poursuit :
— Vous pourrez changer de nom, d’État. Votre double va faire de même. Elle a déjà accepté notre proposition. J’ai négocié avec l’armée : vous garderez la pension de votre mari, comme s’il était mort au combat
— Mort au combat, répète Avril, sans force.
Elle pense à des poulains, comme ceux qu’elle dessinait pour sa mère. Des poulains. Ils sont couleur de sang. Ils flottent dans un ciel bleu d’acier. Il fait froid, tellement froid. Plus rien ne bouge. Le zéro absolu. April caught in the icy storm, Avril saisie dans l’orage glacé.
— Vous bénéficierez d’une aide médicale et psychologique pour vos enfants et vous-même.
Avril n’a pas le temps d’un geste, ses yeux s’agrandissent d’horreur, la nausée monte, c’est une vague noire, bilieuse, incoercible, elle voudrait vomir, mais n’y parvient même pas.
LE DERNIER MOT
21 octobre 2021, 13 h 42
Trois fois le pilote du Super Hornet a fait répéter l’ordre. Mais il n’est que l’ultime maillon d’une chaîne, et à quoi sert la main si elle refuse d’obéir au cerveau ?
La décision vient d’être arrêtée dans « le Tank », la salle la plus sacrée du Pentagone. C’est une chambre forte sans fenêtre, officiellement « Room 2E924 », qui ressemble à une banale salle de conférences d’entreprise, avec sa table en chêne doré, ses fauteuils pivotants en cuir et son décor intemporel. Sur un tableau au mur, le président Abraham Lincoln tient une réunion stratégique de la guerre de Sécession. Autour de lui, le général de corps d’armée Ulysses Grant, le général de division William Tecumseh Sherman et le contre-amiral David Dixon Porter. Tous ces gradés sur toile ont été témoins de la décision la plus secrète jamais prise par les chefs d’état-major des différentes armes, une décision longuement débattue sur laquelle le président a tenu à avoir le dernier mot.
Le missile se détache de l’aile du chasseur, qui remonte vers le nord-ouest. Aussitôt, l’AIM 120 déclenche sa fusée et en quelques instants atteint sa vitesse de croisière, laissant derrière lui une traînée grise et rectiligne. Le soleil se reflète sur sa paroi d’acier, il est la mort scintillante. À mach 4, la cible n’est qu’à quinze secondes.
À Paris, face au Luxembourg, Victor et Anne prennent un dernier café en terrasse, avant d’aller dîner. C’est fin octobre, mais l’été se prolonge encore, il est indien, comme on dit. Anne lève les yeux vers Victor, lui sourit. Jamais l’écrivain ne s’est senti aussi vivant, il lui arrive de penser que la mort d’un autre Victor a rendu son existence aussi vaporeuse que précieuse. Sur la table, il a posé les deux briques de Lego, comme deux sucres rouge vif. Il les assemble, les déboîte, machinalement.
Victor vient de poser le dernier mot au court livre qui raconte l’avion, l’anomalie, la divergence. Comme titre il a pensé à Si par une nuit d’hiver deux cent quarante-trois voyageurs – et Anne a secoué la tête –, puis il a voulu en faire l’incipit – et Anne a soupiré. Ce sera finalement un titre bref, un seul mot. Hélas, L’Anomalie était déjà pris. Il ne tente pas d’expliquer. Il témoigne, avec simplicité. Il n’a retenu que onze personnages, et devine qu’hélas, onze, c’est déjà beaucoup trop. Son éditrice l’a supplié, Victor, pitié, c’est trop compliqué, tu vas perdre tes lecteurs, simplifie, élague, va à l’essentiel. Mais Victor n’en fait qu’à sa tête. Il a attaqué le roman avec un pastiche à la Mickey Spillane, à propos de ce personnage dont nul ne sait grand-chose. Non, non, pas assez littéraire pour un premier chapitre, lui a reproché Clémence, quand cesseras-tu de jouer ? Mais Victor est plus joueur que jamais.
À mille kilomètres de là, au Mount Sinai Hospital, Jody Markle n’a plus de larmes, elle ferme les yeux. Elle perd David pour la deuxième fois. Depuis quatre jours, il est en sédation profonde, puisque même le nanomédicament français ne suffit plus à soulager la douleur. Paul se tient debout à côté de son frère, amaigri, hâve, silencieux. Dehors, un bruit de verre le distrait, il entrebâille le store, se penche, regarde dans la cour : sur le parking, deux hommes s’insultent autour d’un phare brisé tandis que dans la chambre, sur le scope, la sinusoïdale de l’électrocardiogramme s’aplatit pour rester étale, et que le faible bip devient une note continue.
À Lagos, le concert des SlimMen s’achève quand tombe la nuit tropicale. À la fin du concert, pour la dernière chanson, un invité surprise monte sur scène, un petit homme blond à costume rose à paillettes et grandes lunettes lumineuses dorées, sous les vivats et les applaudissements. Et plus de trois mille jeunes Nigérians reprennent avec eux le refrain, dont tous connaissent le sens caché :
Joanna March a grossi, et l’enfant pourrait arriver plus tôt que prévu. C’est une fille, elle s’appellera Chana, du nom d’une princesse japonaise oubliée, et « année » en hébreu. Elle a quelques loisirs, car le procès Valdeo n’aura pas lieu. Un arrangement a été trouvé avec les plaignants, et l’heptachloran retiré du marché. Elle ne se sera jamais rendue à la réunion du Dolder, où il fut question de quête de l’immortalité, puis, au dîner, des endroits sur la planète où fuir les effets du réchauffement et les vagues migratoires. Prior a acheté cent hectares en Nouvelle-Zélande.
Aby aurait voulu continuer à correspondre avec Joanna June, dans un cocktail boueux de trouble et de culpabilité, mais elle a refusé de maintenir un lien. Plus tard, peut-être. Elle a rencontré quelqu’un au Bureau, un expert du trafic d’œuvres d’art. Lui croit que c’est sérieux, elle en doute, mais veut y croire.
Dans l’inlandsis de l’Ouest-Antarctique, c’est le début du printemps et le glacier Thwaites, ce gros glaçon épais de deux kilomètres et grand comme la Floride, pourrait bien se détacher dans trois mois, et les eaux monter de plus d’un mètre, mais Sophia, Liam et leur mère ont quitté la maison inondable de Howard Beach. Les June se sont installés à Akron, près de Cleveland, les March à Louisville. L’armée et le FBI ont tenu leurs promesses, et de leur côté, elles ont accepté de ne jamais tenter de se recontacter. Elles pourraient avoir un point commun, Clark, mais les termes de sa condamnation excluent tout contact ultérieur avec sa famille. Et peu à peu, chez les deux Liam, la colère est retombée.
Blake a tort de s’inquiéter. Au FBI, plus personne ne le recherche. À partir des deux images floues prises à la douane de Kennedy d’un homme qui pourrait être le passager du siège 30E, la NSA a identifié par reconnaissance faciale 1 049 278 visages sur les réseaux. Sur ce million, 1 553 sont ceux d’individus ayant été pris la semaine suivante par une caméra d’un des aéroports de la côte Est, mais cela ne prouve rien ; 4 482 autres visages ne correspondent à aucun profil, et apparaissent seulement sur des photos, parfois en arrière-plan. Certes, l’homme est dupliqué, mais il cherche clairement à passer inaperçu. Et puis, de quoi est-il coupable, sinon d’avoir fracturé une porte de hangar et volé une voiture ?