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André March pose une céramique bleue sur le buffet de la cuisine dans sa toute nouvelle maison de Montjoux. Début août, dans un concert au temple du village, il a rencontré une contrebassiste, qui habite le bourg voisin : il était prêt. Une longue femme très brune, aux yeux bleus et profonds, qui le fait rire et ne cesse d’arrêter de fumer. Elle porte parfois une ample salopette dont les béances ravissent les mains d’André, et il découvre les joies du vélo électrique. Ce matin, après l’amour, elle s’est rendormie dans la chambre, et pendant qu’il dresse la table du petit déjeuner, Lucie March l’appelle, juste pour le plaisir de sa conversation. Elle travaille, « beaucoup beaucoup trop », dit-elle, mais elle s’apaise, supporte le rythme qui s’est installé entre elle et Lucie June, pour la garde de Louis. Qui va bien. « Étonnamment bien. »

Le garçon n’est pas mécontent que son « autre » mère, Lucie June, soit enceinte. Le centre de gravité de la vie de cette Lucie a tant bougé en quelques mois que l’inimaginable est devenu possible. Tu es certaine ? a demandé André June, aussi heureux qu’inquiet. Oui, certaine, elle l’est. C’est un nouveau point d’équilibre, et une manière de revanche sur ce destin. Elle n’a plus jamais rappelé Raphaël, et aucun autre amant de fortune ne l’a remplacé.

Adrian et Meredith sont à Venise, Italy, Europe. Ils sont bloqués dans leur hôtel par l’acqua alta, mais ce confinement momentané n’est pas si tragique. Leur chambre ensoleillée donne sur le Fondamenta del Passamonte, le room service est irréprochable – le directeur de l’hôtel a cru reconnaître en Adrian un acteur américain, mais lequel ? – et la chemise moins blanche et moins immaculée, souvenir de la Maison-Blanche, est étalée en vrac sur le sol, recouverte par une robe noire. Ils parlent à voix basse sous une pyramide de draps, invisibles, et l’on entend le rire clair de Meredith.

En septembre, le département de la Défense a mis fin au protocole 42, pour se concentrer sur l’opération Hermès. Les spéculations du groupe de travail auront duré tout l’été, sans que nul imagine un moyen d’infirmer une théorie ou d’en confirmer une autre. Les Américains n’auront jamais appris non plus l’existence de cet autre avion, en Chine. On est sans nouvelles de ses occupants.

Jamy Pudlowski boit un dry martini dans l’un des bars de Quantico, après une dernière séance de formation. Elle a validé l’avant-veille le dernier plan de protection des passagers du 006, et a obtenu sa mutation sur la côte Ouest, à San Francisco, où elle prend, dès la semaine prochaine, le poste de directrice du bureau régional et des sept offices satellites. Si on lui demandait ce qu’elle pense à l’instant, elle commanderait seulement un autre dry martini.

La caméra latérale sous l’aile gauche du Super Hornet suit la trajectoire de l’AIM 120, et dans la salle de commandement, au sous-sol de la Maison-Blanche, le président des États-Unis d’Amérique observe l’écran géant, les sourcils froncés, en serrant les poings. Oui c’était une décision difficile et je l’ai prise seule, car c’est mon rôle de prendre des décisions seul. Lorsqu’il a appris qu’un troisième vol Air France 006 avait surgi dans le ciel atlantique, avec aux commandes le même commandant Markle, assisté du même Favereaux, avec à son bord les mêmes passagers, le président a ordonné la destruction de l’appareil. On ne peut tout de même pas laisser se reposer ce même avion, encore et encore.

Prenons un dernier café, dit Victor, tu veux bien ? Il attire Anne à lui, caresse ses doigts frais, l’embrasse délicatement sur les lèvres qu’elle entrouvre, et son haleine sent le tabac et le menthol. C’est alors que cela se produit. C’est d’abord un souffle, un tourbillon éphémère de feuilles mortes sur le sol. Il y a dans l’air une note, très faible, un fa de contrebasse. L’air vibre, et le ciel devient plus clair, mais si peu. Une dame bien mise qui tire un cabas s’arrête devant une librairie, un homme en gabardine promène un gros chien noir, une jeune fille à vélo passe devant eux, s’arrête, regarde son smartphone et sourit. C’est un moment paisible, serein.

Le missile n’est plus qu’à une seconde de l’avion de ligne Air France 006 et le temps s’étire, s’étire avant l’explosion.

Il est difficile de décrire ce qui se passe, aucun mot n’existe tout à fait dans la langue pour définir cette vibration lente du monde, cette pulsation infinitésimale qui, partout sur la Terre, et dans le même instant, affecte aussi bien le chat qui dormait près de la cheminée dans ce chalet de l’Arkansas que l’oie cendrée qui traverse le ciel au-dessus de Bordeaux, et les chutes du Zambèze et les neiges immaculées de l’Anapurna, le pont du Rialto sur le Grand Canal de Venise comme l’artère encombrée du grand bidonville de Dharavi et l’éponge sale posée au bord d’un évier à Montjoux et le vieux pneu crevé dans la cour d’un garage à Mumbai

REMERCIEMENTS

Ali Amir-Moezzi, Daniel Levin Becker, Paul Benkimoun, Eduardo Berti, Élise Bétremieux, Hadrien Bichet, Nick Bostrom, Hélène Bourguignon, Olivier Broche, Sarah Chiche, Christophe Clerc, Claire Doubliez, Paul Fournel, Jacques Gaillard, Thomas Gunzig, Jacques Jouet, Philippe Lacroute, Jean-Christophe Laminette, Clémentine Mélois, Anaëlle Meunier, Victor Pouchet, Anne-Laure Reboul, Virginie Sallé, Sarah Stern, Jean Védrines, Pierre Vivares, Charlotte von Essen, Ida Zilio-Grandi.

DU MÊME AUTEUR

SONATES DE BAR, nouvelles, Seghers, 1991 ; rééd. Le Castor Astral, 2001.

LE VOLEUR DE NOSTALGIE, roman, Seghers, 1992 ; rééd. Le Castor Astral, 2005.

L’ORAGE EN AOÛT, nouvelle, La Lettre volée, 1995.

DE SINCERITA WITH LAS MUJERES, dialogue, Plurielle, 1996.

LES AMNÉSIQUES N’ONT RIEN VÉCU D’INOUBLIABLE, pensées, Le Castor Astral, 1997.

LA DISPARITION DE PEREK, roman noir, « Le Poulpe », Baleine, 1997.

JOCONDE JUSQU’À 100, points de vue, Le Castor Astral, 1998.

INUKSHUK, L’HOMME DEBOUT, roman, Le Castor Astral, 1999.

QUELQUES MOUSQUETAIRES, nouvelles, Le Castor Astral, 1999.

ENCYCLOPÆDIA INUTILIS, nouvelles, Le Castor Astral, 2002.

JOCONDE SUR VOTRE INDULGENCE, points de vue, Le Castor Astral, 2002.

GUERRE ET PLAIES, billets, Eden Production, 2003.

CITÉS DE MÉMOIRE, récit, Berg International, 2004.

LA CHAPELLE SEXTINE, roman, L’Estuaire, 2005 ; Le Castor Astral, 2015.

ESTHÉTIQUE DE L’OULIPO, essai, Le Castor Astral, 2006.

JE M’ATTACHE TRÈS FACILEMENT, roman, Mille et Une Nuits, 2007.

LES OPOSSUMS CÉLÈBRES, fables, Le Castor Astral, 2007.

ZINDIEN, suivi de MARABOULIPIEN, poésie, Syllepse, 2001 ; rééd. Le Castor Astral, 2009.

ASSEZ PARLÉ D’AMOUR, roman, JC Lattès, 2009.

L’HERBIER DES VILLES, collages et haïkus, Textuel, 2010.

ELÉCTRICO W, roman, JC Lattès, 2011.

JUSTE UN FROMAGE, Hatier, 2012.

LES CONTES LIQUIDES de Montestrela, contes, L’Attente, 2013.

DEMANDE AU MUET, dialogues, éd. Nous, 2015.

MOI ET FRANÇOIS MITTERRAND, sotie, JC Lattès, 2016.

TOUTES LES FAMILLES HEUREUSES, récit, JC Lattès, 2017.

JOCONDE JUSQU’À 100 (ET PLUS SI AFFINITÉS), points de vue, Le Castor Astral, 2019.