Elle insiste pour partager l’addition, afin de lui signifier par tous les moyens possibles qu’il y a désormais lui et elle, et plus aucun nous. Alors, il lui tend un petit livre : L’Anomalie, de Victør Miesel. Le nom lui évoque quelque chose.
— Tiens, ça te plaira…
Elle l’ouvre au hasard et tombe sur la phrase : « L’espoir nous fait patienter sur le palier du bonheur. Obtenons ce que nous espérions, et nous entrons dans l’antichambre du malheur. » Mon Dieu, des métaphores, ça commence mal. Un peu plus loin : « La séduction a toujours été un savoir-faire commun, la rupture un art majeur. » Elle est donc une artiste. Va pour l’art majeur.
Elle accepte le cadeau et s’en va.
C’était il y a trois semaines, bien avant le départ d’André pour Mumbai, pour cette fichue Soyara ou Suyara Tower dont il lui a vanté l’élégance alors qu’elle ne s’intéresse déjà plus à rien de ce qu’il construit.
Sur l’écran, le mail qu’il a envoyé hier s’affiche toujours en bleu et en gras.
Elle finit par l’ouvrir. Pas une phrase qui ne lui semble bavarde, creuse, ridicule. Rien ne la touche, mais sans doute n’est-il rien qui aurait pu l’atteindre. « J’aurais voulu faire, avec toi, le plus long chemin possible, et même le plus long des chemins possibles. » Des banalités. « Je ne saurai pas si tu aurais fini par aimer mon regard, amoureux et désirant, posé sur toi. » Elle lève les yeux au ciel. Et enfin cette pathétique dénégation : « Je n’attends pas de réponse. »
De toute façon, répondre, Lucie n’y songe pas.
Soudain le téléphone bourdonne, un numéro masqué. Comment peut-il oser, un lundi matin, au cœur de la nuit, avec Louis qui dort dans sa chambre ? Lucie décroche, furieuse, pour que cesse la sonnerie. Mais c’est une voix de femme :
— Lucie Bogaert ?
— Oui, répond Lucie à voix basse.
— Commissaire Maupas. Police nationale.
— Mais… Vous devez vous tromper.
— Vous êtes bien née le 22 janvier 1989 à Montreuil ?
— Oui.
— Bien. Nous arrivons sur votre palier. Laissez-nous entrer, s’il vous plaît.
— Mais pourquoi ? Vous allez réveiller mon fils.
— Nous allons vous expliquer. Nous avons un mandat d’amener, je le glisse en ce moment sous votre porte. Ouvrez, s’il vous plaît.
DAVID
29 mai 2021,
Troisième Avenue, New York
Le ficus a soif. Ses feuilles brunes s’enroulent dans leur sécheresse, des branches sont déjà mortes, il incarne dans son pot de plastique la désolation même, si tant est que le verbe incarner convienne à une plante verte. Si on ne l’arrose pas bientôt, se dit David, il va mourir. En toute logique, on doit pouvoir trouver quelque part sur la ligne continue du temps un point de non-retour, un moment de basculement irrémédiable à partir duquel plus rien ni personne ne saura sauver le ficus. Jeudi à 17 h 35, quelqu’un l’arrosera et l’arbre survivra, jeudi à 17 h 36, n’importe qui se pointera avec une bouteille d’eau et ce sera Non, mon chou, c’est gentil, il y a trente secondes, je ne dis pas, peut-être, mais là, qu’est-ce que tu crois, la seule cellule qui pouvait relancer la machine, l’ultime vaillante eucaryote qui aurait su réveiller ses voisines, leur crier Allez les filles, on se remotive, on réagit, on se regonfle, on ne se laisse pas aller, eh bien la dernière des dernières vient de nous quitter, alors tu arrives trop tard, avec ta minable petite bouteille, ciao, ciao. Oui, quelque part sur la ligne du temps.
— David ?
Une voix masculine et douce tire David hors de sa rêverie végétale et existentielle. Il se lève et serre dans ses bras un homme grand, la cinquantaine, à peine plus âgé que lui et pourtant aux cheveux déjà blancs, un homme qui lui ressemble, comme il se doit de celui avec qui l’on possède une bonne partie d’ADN commun.
— Salut, Paul.
— Ça va, David ? Jody ne t’a pas accompagné ?
— Elle nous rejoindra dès que possible. Elle donne son cours à l’institut Goethe, je n’ai pas voulu qu’elle le reporte.
— D’accord.
David suit son frère dans le cabinet. Un bureau français Empire, des bibliothèques en chêne, des appliques en cristal Art nouveau, des rideaux carmin de velours épais, et par la fenêtre une jolie vue sur Lexington Street avec, juste en face, au coin de la Troisième Avenue, l’entrée de leur club de squash du vendredi. La pièce dissimule plutôt bien ce qu’elle est. Le cabinet d’un oncologiste, un des meilleurs.
— Tu veux un café, David ? Un thé ?
— Café.
Paul glisse une capsule dans le percolateur, pose une jolie tasse italienne sous la goulette, trouve le moyen d’éviter quelques secondes encore le regard de son frère. Il devine que David, en l’entendant prononcer son prénom trop de fois, a compris. Dans les films de guerre, lorsqu’un soldat pisse le sang et que le sergent lui dit Ça va aller, Jim, tu vas t’en tirer, Jim, ce n’est jamais bon signe. La rhétorique bienveillante, l’expresso italien avec sa mousse onctueuse, cette façon de repousser sans cesse le moment de parler, tout ça annonce le pire.
— Tiens.
David hoche la tête, accepte la tasse machinalement, la pose aussitôt sur le bureau.
— Vas-y. Je suis prêt.
— Bien. Tu te souviens, David, hier, pendant l’écho-endoscopie, on a fait une biopsie… J’ai reçu les résultats.
Paul écarte la tasse, sort des clichés d’une enveloppe, les dispose sur le bureau face à son frère.
— C’est ce que je craignais. La tumeur que tu as sur la queue du pancréas, à l’opposé de l’intestin grêle, ici, est une tumeur maligne. Cancéreuse. Et la tumeur n’a pas seulement envahi les vaisseaux sanguins et les ganglions voisins, il y a des métastases au foie et à l’intestin grêle. Cliniquement, tu en es au stade 4.
— Stade 4. Autrement dit ?
— Il est trop avancé pour qu’on puisse envisager une pancréatectomie distale, c’est-à-dire retirer le pancréas et la rate.
David accuse le coup. Il respire mal. Paul avait préparé un verre d’eau, il lui tend. Son frère lève les yeux vers lui. C’est parce que Paul a remarqué dans le blanc oculaire ce jaune malsain et caractéristique qu’il a exigé des examens. David inspire profondément, et demande :
— Pronostic ?
— Comme on ne peut plus opérer, on va faire à la fois une chimio et une radiothérapie pour réduire la taille de la tumeur.
— Pronostic, Paul ? répète David.
— Comment le formuler ? C’est une saleté.