Bernard Werber
L'Arbre des possibles
Pour Tiziana.
Avant-propos
Quand j'étais petit mon père me racontait toujours une histoire avant de me coucher.
Et j'en rêvais la nuit.
Par la suite chaque fois que le monde me semblait trop compliqué j'inventais un conte où je mettais en scène les éléments de mon problème. Ce qui m'apportait un apaisement immédiat.
À l'école, les autres enfants me demandaient d'imaginer des histoires pour eux. Elles commençaient souvent par: «II ouvrit la porte et fut frappé de stupeur.»
Avec le temps ces récits sont devenus de plus en plus fantastiques. Puis cela devint un jeu dont la seule règle consistait à poser une problématique et à trouver une manière inattendue de la résoudre.
Après mon premier roman j'ai eu envie d'entretenir ma capacité d'inventer rapidement une histoire en consacrant une heure le soir à la rédaction d'une nouvelle. Cela me détendait de ma matinée consacrée à l'écriture de «gros romans»,
L'inspiration de ces nouvelles vient, en général, d'une observation lors d'une promenade, d'une conversation avec un ou une amie, d'un rêve, d'une contrariété que je veux exorciser à travers une histoire.
«Le mystère des chiffres» m'a été inspirée par une discussion avec mon petit neveu: selon lui, il existe une hiérarchie dans sa classe entre ceux qui savent compter jusqu'à dix et ceux qui peuvent compter au-delà.
L'idée de «Noir» m'est venue en observant un vieil homme contraint par un passant trop attentionné de traverser la rue malgré lui.
«La dernière révolte» a été rédigée après la visite d'un hospice pour personnes âgées.
Les univers clos et cachés (prisons, hôpitaux psychiatriques ou abattoirs) m'ont souvent servi de décor, révélateurs de l'état de nos sociétés modernes.
«L'ami silencieux» a été écrit après une discussion avec le professeur Gérard Amzallag, biologiste à la pointe des recherches mondiales sur le vivant. La découverte scientifique évoquée dans cette nouvelle est peu connue mais bien réelle.
Certains éléments de «Apprenons à les aimer» sont la matière d'un projet de pièce de théâtre intitulée pour l'instant: «Nos amis les humains». Utiliser le regard d'êtres différents pour parler de nous, les humains, m'a toujours semblé intéressant. C'est une source inépuisable de réflexion (dans tous les sens du terme). J'ai déjà utilisé cette technique du «regard exotique sur l'humanité» dans Les Fourmis lors de la scène où mon héroïne, 103e, essayait d'interpréter les comportements humains en regardant les actualités télévisées, et aussi dans L'Empire des anges, quand Michael Pinson observe les mortels depuis le paradis et est désolé de constater qu'ils ne font qu'essayer de «réduire leur malheur au lieu de construire leur bonheur».
Les fourmis, les anges, deux points de vue complémentaires sur l'homme observé depuis l'in-finiment «bas» ou l'infiniment «haut». Ici donc ce serait plutôt l'infiniment «différent».
«L'Arbre des possibles» est une invention à laquelle je songe depuis que je me suis fait battre aux échecs par mon ordinateur. Si ce tas de ferraille est capable de prévoir tous les coups à venir de la partie, pourquoi ne pas essayer de le nourrir de la totalité de notre savoir humain, ainsi que de toutes les hypothèses de futurs, pour qu'il nous propose des évolutions logiques dans le court, le moyen et le long terme.
«L'école des jeunes dieux» présente une esquisse de mon prochain roman qui constituera la suite de L'Empire des anges. Il pose la problématique de l'éducation et de la vie au quotidien du ou des dieux qui nous dirigent.
Ces nouvelles sont aussi une manière de vous présenter la genèse de mes romans.
Chacune de ces histoires présente une hypothèse poussée jusqu'à son extrême: si on envoyait une fusée vers le Soleil, si une météorite tombait sur le jardin du Luxembourg, si un homme arrivait à avoir une peau transparente…
J'aimerais être à vos côtés pour vous les raconter au creux de l'oreille.
B.W.
Apprenons à les aimer
Enfants, nous avons tous eu des humains d'appartement que nous faisions jouer dans des cages, qui tournaient sans fin dans des roues, ou bien que nous gardions dans un aquarium au milieu d'un joli décor artificiel.
Pourtant, en dehors de ces humains de compagnie, il en existe qui ne sont pas apprivoisés. Rien à voir avec ceux des égouts ou ceux des greniers qui prolifèrent et nous obligent à utiliser l'huma-nicide.
Depuis quelque temps on sait en effet qu'il existe une planète où vivent des humains à l'état sauvage, et qui ne se doutent même pas de notre présence. On situe ce lieu étrange près du raccourci 33. Là, ils vivent ensemble en totale liberté. Ils ont créé de grands nids, savent utiliser des outils, disposent même d'un système de communication à base de piaillements qui leur est spécifique. Beaucoup de légendes circulent à propos de cette planète mythique où régnent les humains sauvages. On prétend qu'ils possèdent des bombes capables de tout faire exploser ou qu'ils utilisent comme monnaie des bouts de papier. Certains racontent qu'ils se mangent entre eux ou qu'ils fabriquent des villes sous la mer. Pour faire la part des choses entre la réalité et la légende, notre gouvernement envoie depuis 12 008 (au titre du fameux programme intitulé: «Ne les tuons pas sans les comprendre») des explorateurs invisibles à leurs yeux et qui ont pu les étudier. Dans cet article, nous dresserons donc le bilan de ces recherches mal connues.
En voici le plan:
– Les êtres humains sauvages dans leur milieu.
– Leurs mœurs, leur mode de reproduction.
– Comment les élever en appartement.
LES ETRES HUMAINS
SAUVAGES DANS LEUR MILIEU
1. Où les trouve-t-on?
Les êtres humains existent un peu partout dans nos galaxies, mais le seul endroit où ils ont pu connaître un développement autonome est la Terre. Où se trouve cette planète? Il n'est pas rare, lorsqu'on part en vacances, d'essayer d'éviter les grands encombrements cosmiques des périodes de congés. On emprunte alors le raccourci 33, en réalité plus long mais beaucoup plus fluide. Aux alentours de la route 707, en ralentissant un peu, on distingue une galaxie jaunâtre, peu brillante. Garons notre véhicule spatial et approchons-nous.
À gauche de cette galaxie, on remarquera un système solaire assez vieux et défraîchi dans lequel la Terre est la seule planète où l'on trouve encore des traces de vie.
On comprend dès lors que les humains aient pu se développer hors de portée de tout observateur civilisé. En une région aussi reculée de l'espace, personne ne songe en effet à venir les déranger. On raconte que ce système solaire a d'ailleurs été découvert par hasard, par un touriste tombé en panne dans ce coin perdu et qui cherchait de l'aide.
La Terre est recouverte de vapeurs blanches et sa surface plutôt bleutée. Ce phénomène est dû à une très grande abondance d'oxygène, d'hydrogène et de carbone. Une curiosité locale qui a entraîné la pousse de végétaux et le nappage d'océans.
2. Comment les reconnaître?
Prenons une loupe et examinons l'un de ces spécimens sauvages: poils drus sur le sommet du crâne, peau rosé, blanche ou brune, pattes aux nombreux doigts, les humains tiennent en équilibre sur leurs pattes arrière, les fesses légèrement en retrait. Deux petits trous leur permettent de respirer (de l'oxygène essentiellement), deux autres à percevoir les sons, deux autres encore à percevoir les modulations de lumière. (Expérience de Kreg: si on entoure d'un bandeau les yeux d'un humain, il trébuchera.) Les humains ne disposent d'aucun système radar leur permettant d'évoluer dans le noir, ce qui explique que leur activité nocturne soit bien plus faible que leur activité diurne. (Expérience de Brons: plongeons un être humain dans une boîte et refermons le couvercle. Au bout d'un moment, l'humain poussera des piaillements désespérés. Les humains ont peur du noir.)