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L'horreur! Jamais je ne pourrais expliquer ça à mes supérieurs hiérarchiques. Qui me croirait lorsque je dirais que ma main gauche avait tué parce qu'elle se sentait négligée?

J'hésitai longtemps: fallait-il châtier ma main gauche?

Fallait-il lui ronger les ongles jusqu'au sang?

Je la regardai entre deux yeux et cinq doigts. Elle était belle, ma main gauche. Après tout, c'est formidable une main. Ça peut faire pince, réceptacle, tranchoir. Tous les doigts sont autonomes, le bout durci par l'ongle permet de gratter et de découper des matières fibreuses. Grâce à mes mains, je pouvais taper à toute vitesse mes rapports de police, je pouvais jouer à des centaines de jeux, je pouvais me laver, feuilleter des livres, piloter des voitures. Je leur devais beaucoup. Ce n'est que lorsque quelque chose vous manque qu'on s'aperçoit à quel point cette chose était irremplaçable. Mes mains sont des merveilles de mécanique. Aucun robot ne saurait les égaler.

J'ai besoin de mes deux mains. Y compris de cette gauche rebelle.

J'aboutis à la conclusion que le mieux était encore de m'en faire une amie. Cette main, après tout, m'avait été très utile par le passé et pouvait encore m'être précieuse. Elle souhaitait son autonomie, tant mieux. Ainsi je disposerais en permanence d'un deuxième avis à portée… de main. Je me résolus donc à signer un contrat d'association avec ma main gauche.

Ma droite représentait mes intérêts alors que ma gauche représentait les siens propres. Dans la clause principale, j'accordais à ma main gauche un peu d'argent de poche et une manucure hebdomadaire. En échange, elle consentait à participer à toutes les tâches auxquelles était soumis le reste du corps. Elle ferait balancier au jogging, elle compléterait le travail de la main droite à la guitare, etc. Elle bénéficierait en outre de tous les avantages liés à son appartenance à mon corps: régulation thermique, irrigation sanguine, système d'alerte douleur avec solidarité des autres organes visant à faire cesser la souffrance, nettoyage quotidien, protection vestimentaire adaptée, neuf heures de repos par jour.

C'est ainsi que je m'assurai une alliée de poids, toujours proche de moi, toujours à ma dévotion. Ce fut elle d'ailleurs qui me conseilla de quitter la police pour ouvrir ma propre agence de détective: «MGPA», pour «Main Gauche amp; Petirollin Agency».

Certains prétendent que, dans l'agence, c'est ma main gauche qui porte le pantalon et prend toutes les décisions importantes, mais ce sont de mauvaises langues envieuses. Probablement parce qu'elles passent les trois quarts de la journée enfermées dans des bouches putrides parmi des dents entartrées. Il y a de quoi vous rendre claustrophobe. Elles préféreraient être autonomes comme ma main gauche. Ça se comprend.

L'Arbre des possibles

Hier les actualités télévisées étaient atroces.

Ensuite j’ai mal dormi.

Je me suis réveillé plusieurs fois en sueur, le corps brûlant.

Lorsque enfin j'ai pu sombrer dans un sommeil plus profond, j'ai rêvé d'un arbre qui étendait en accéléré ses branchages vers le ciel.

Son tronc s'élargissait, se tordait et craquait, alors que des feuilles apparaissaient, foisonnaient puis tombaient, laissant la place à de nouveaux bourgeons.

En s'approchant, on voyait sur son écorce des milliers de petits points noirs qui grouillaient.

Ce n'étaient pas des fourmis, mais des humains. Et en s'approchant on les voyait, bébés, ramper à quatre pattes, puis se lever, devenir enfants, adultes puis vieillards. Pour eux aussi le temps s'accélérait.

De plus en plus de grappes de points noirs ruisselaient sur l'écorce de cet arbre géant. Et au fur et à mesure que l'arbre s'étendait, leur nombre croissait. Les humains formaient de longues files qui sillonnaient les ramures, s'arrêtant parfois à l'apparition d'une branche. Ils avançaient jusqu'aux feuilles, les contournaient ou essayaient de monter dessus. Parfois la feuille tombait et tous les humains chutaient avec elle.

Cette nuit j’ai rêvé d'un arbre, et ce matin cela m'a donné une idée.

Peut-être y a-t-il des cycles dans l'histoire…

Peut-être certains événements sont-ils prévisibles pour peu qu'on réfléchisse à ce qu'il s'est déjà passé…

Certains futurologues ont jadis avancé des hypothèses. Ils ont remarqué que…

Tous les onze ans il se produit une recrudescence de violence à l'échelle planétaire (ils ont même associé ce phénomène aux giclées de magma sur la surface du Soleil).

Tous les sept ans les cours de la Bourse chutent.

Tous les trois ans intervient une accélération du nombre des naissances.

Évidemment, ce n'est pas si simple, mais pourquoi se priverait-on d'anticiper le futur…

Peut-être évitera-t-on des catastrophes en étudiant le passé…

Peut-être prévoira-t-on certaines situations en étudiant les courbes d'évolution logiques, ou probables…

Depuis longtemps les spécialistes discutent de la croissance démographique exponentielle des humains sur Terre. Et chaque fois ils prétendent que la situation n'est pas alarmante, puisque nous parvenons à produire de plus en plus de nourriture. Or nous savons maintenant que cette nourriture est appauvrie en vitamines et en oligo-éléments parce que nous avons épuisé les terres en utilisant trop d'engrais. La Terre est-elle suffisamment riche pour nourrir une humanité qui double tous les dix ans? Ne risque-t-on pas de connaître des guerres de survie?

Pourrions-nous mettre ces facteurs en équation afin de prévoir les changements qu'ils entraîneront dans le futur?

Ce matin, j'ai imaginé que des hommes et des femmes venus de tous les horizons de la connaissance, sociologues, mathématiciens, historiens, biologistes, philosophes, politiciens, auteurs de science-fiction, astronomes, se réunissaient dans un lieu isolé de toute influence. Ils formeraient un club: le Club des visionnaires.

J'ai imaginé que ces spécialistes discuteraient et tenteraient de mêler leurs savoirs et leurs intuitions pour établir une arborescence, l'arborescence de tous les futurs possibles pour l'humanité, la planète, la conscience.

Ils pourraient avoir des avis contraires, cela n'aurait aucune importance. Ils pourraient même se tromper. Peu importe qui aurait raison ou tort, ils ne feraient qu'accumuler, sans notion de jugement moral, les épisodes possibles de l'avenir de l'humanité. L'ensemble constituerait une banque de données de tous les scénarios de futurs imaginables.

Sur les feuilles de l'arbre s'inscriraient des hypothèses: «Si une guerre mondiale éclatait», ou «Si la météorologie se déréglait», ou «Si l'on se mettait à manquer d'eau potable», ou «Si on utilisait le clonage pour engendrer de la main-d'œuvre gratuite», ou «Si l'on arrivait à créer une ville sur Mars», ou «Si l'on découvrait qu'une viande a provoqué une maladie contaminant tous ceux qui en ont consommé», ou «Si on réussissait à brancher les cerveaux directement sur des ordinateurs», ou «Si des matières radioactives commençaient à suppurer des sous-marins nucléaires russes coulés dans les océans».

Mais il pourrait y avoir aussi des feuilles plus bénignes ou plus quotidiennes comme «Si la mode des minijupes revenait», ou «Si on abaissait l'âge de la retraite», ou «Si l'on réduisait le temps de travail», ou «Si l'on abaissait les normes de pollution automobile autorisées».

On verrait alors sur cet immense arbre se déployer toutes les branches et les feuilles du futur possible de notre espèce.

On verrait aussi apparaître de nouvelles utopies.

Ce travail d'apprenti visionnaire serait entièrement représenté dans ce schéma. Évidemment, il n'aurait pas la prétention de «prédire l'avenir» mais en tout cas l'avantage de désigner les enchaînements logiques d'événements.

Et à travers cet arbre des futurs possibles, on distinguerait ce que j'ai appelé la VMV: «Voie de moindre violence». On verrait qu'une décision impopulaire sur le moment peut éviter un gros problème, à moyen ou à long terme.