L'Arbre des possibles aiderait ainsi les politiciens à surmonter leur peur de déplaire pour revenir à plus de pragmatisme. Ils pourraient déclarer: «L'Arbre des possibles montre que, si j'agis en ce sens, cela aura des conséquences pénibles dans l'immédiat, mais nous échapperons à telle ou telle crise; tandis que si je ne fais rien, nous risquons probablement telle ou telle catastrophe.»
Le public, moins apathique qu'on ne se le figure généralement, comprendrait et ne réagirait plus de manière épidermique, mais en tenant compte de l'intérêt de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.
Certaines mesures écologiques difficiles à prendre deviendraient plus acceptables.
L'Arbre des possibles aurait pour vocation non seulement de permettre de détecter la VMV mais aussi de passer un pacte politique avec les générations à venir, en vue de leur laisser une terre viable.
L'Arbre des possibles nous aiderait à prendre des décisions rationnelles et non plus émotionnelles.
L'Arbre des possibles serait immense, en largeur et en profondeur. Si on devait le dessiner, on obtiendrait probablement une arborescence qui couvrirait une très vaste étendue.
C'est pourquoi ce matin j'ai imaginé d'utiliser un programme informatique capable de représenter toutes les branches et de les visiter.
J'ai pensé qu'il serait possible de se servir d'un moteur un peu similaire à ceux de ces programmes de jeu d'échecs qui prévoient plusieurs coups à l'avance et leurs réponses probables.
Il suffirait d'introduire un facteur dans le programme pour que la machine calcule son implication sur tous les autres facteurs. En quoi la feuille: «Si l'on réduisait le temps de travail» peut-elle agir, même indirectement, sur la feuille: «Si une Troisième Guerre mondiale éclatait», ou: «Si la mode des minijupes revenait»?
Ce matin, j’ai imaginé que l'Arbre des possibles était installé sur une île, dans une grande bâtisse, avec au centre un ordinateur, entouré par des salles de réunion, de discussion, de détente. Les spécialistes du savoir seraient enchantés de venir l'arroser de leurs connaissances lors de courts séjours.
J'ai pensé au plaisir qu'auraient ces chercheurs à réduire la violence future et à assurer le confort des générations suivantes.
Bon, c'est une idée comme ça, que je lance en l'air. Je pense que ce soir je dormirai mieux, et j'essaierai d'en trouver d'autres.
Le mystère du chiffre
1 + 1 = 2
2 + 2 = 4
Jusque-là nous sommes bien d'accord.
Alors continuons.
4 + 4 = 8
8 + 8 = 16
et
8 + 9 =…
Il se massa les tempes.
– Eh bien? demanda la voix.
– Ah, là, tu commences à avoir des doutes, n'est-ce pas? 8 + 9 =?
Vincent grimaça. Combien pouvaient faire 8 + 9? Il avait certes quelques intuitions sur le problème. Par les cornes du Grand Nombre! On le lui avait dit. Il devait s'en souvenir. 8 + 9 =…
Soudain une clarté traversa son esprit.
– 17!
Il n'y avait plus d'autre question.
– Bon. C'est vrai. 8 + 9=17.
Sous le grand dôme de l'église du Chiffre, le «17» résonna plusieurs fois.
17.
Un chiffre étrange. Il se décompose mal. N'est pas vraiment sympathique. Pourtant, il est l'addition de 8 + 9.
Vincent avait trouvé. Il faisait donc partie de l'élite mondiale. L'homme à la voix grave, assis en face de lui sur un trône multidimensionnel, se nommait Egalem Sedeuw. Il dirigeait le grand monastère gouvernemental du Chiffre. Ce n'était pas n'importe qui. Il portait le titre le plus élevé dans la hiérarchie des moines-soldats puisqu'il était archevêque-baron.
Il se pencha en avant et leva un doigt.
– Un jour, je t'apprendrai quelque chose de terrible, déclara-t-il avec l'expression d'un grand-père promettant une friandise.
– Qu'ai-je encore à découvrir? demanda Vincent.
– Je t'apprendrai combien font 9 + 9. Cela tu l'ignores, n'est-ce pas?
Le jeune Vincent fut interloqué.
– Mais personne ne sait combien peuvent faire 9 + 9!
– Certes, peu le savent, mais moi je le sais. Et nous sommes une centaine sur cette planète à le savoir. 9 + 9 donnent un nombre. Un nombre extraordinaire, un nombre très intéressant, assez surprenant, ma foi.
Vincent se jeta à ses genoux. Il était ému.
– Oh, Maître, enseignez-moi vite ce grand mystère.
Egalem Sedeuw le repoussa du pied.
– Tu le sauras un jour, mais pas tout de suite. Quel est ton grade déjà?
– Je suis prêtre-chevalier.
– Quel âge as-tu?
– J'ai la moitié du temps de vie.
– Et tu sais compter jusqu'à 17. C 'est bien.
Le prêtre-chevalier baissa les yeux. Il reconnut qu'il n'avait appris que depuis peu l'existence du nombre 17.
L'archevêque-baron se pencha en avant, un sourire malicieux aux lèvres.
– Sais-tu jusqu'à quel nombre s'étend ma pensée?
Vincent tenta de répondre de son mieux.
– Je ne suis pas capable d'imaginer votre sagesse et votre science. Je suppose seulement qu'il doit exister des nombres au-delà de 17 et que vous les connaissez.
– Exact. Ils ne sont pas très nombreux mais ils existent. Et un jour, toi aussi tu les connaîtras! Reviens demain et je te confierai une grande mission. Si tu la réussis, je te donnerai la résultante de 9 + 9.
Quel honneur! Un pas en avant. Etreint par une émotion irrépressible, le prêtre-chevalier retint une larme. Son maître lui indiqua qu'il pouvait maintenant se lever et partir.
Vincent galopait sur son cheval et il se demandait combien pouvaient bien faire 9 + 9. Sûrement un nombre gigantesque avec peut-être des impli cations surprenantes. Ses étriers effleuraient les flancs de son destrier. Son oriflamme claquait au vent avec le symbole du chiffre. Un. Il se sentait heureux d'être moine et d'être savant.
Il avait découvert 17 presque par hasard. Une rixe s'était déclenchée dans une taverne, il avait dégainé son épée et combattu une bande de pillards qui s'attaquaient à un vieillard. L'homme était blessé. Vincent n'avait pu lui sauver la vie. Le vieillard perdait son sang à gros bouillons mais il eut la présence d'esprit de le remercier et, en signe de gratitude, il lui révéla que «8 + 8 = 16». Le vieillard ignorait que Vincent était prêtre-chevalier. Il s'attendait à ce que celui-ci lui baise les orteils. Le secret du 16 était rare. Or Vincent expliqua qu'il possédait déjà une grande culture et qu'il savait depuis longtemps que 8 + 8 = 16.
À ce moment, le vieil homme blessé qui agonisait lui prit le bras et lui chuchota à l'oreille:
– Peut-être, mais sais-tu combien font 8 + 9?
8 + 9, c'était au-delà de son initiation. Alors, juste avant son dernier soupir, le mourant avait articulé:
– 17!
Et voilà qu'à une semaine d'intervalle, comble de chance, le grand archevêque-baron Egalem Sedeuw le convoquait et se proposait de lui apprendre combien faisaient 9 + 9!
Le niveau au-dessus.
Plus haut, toujours plus haut dans la conscience élargie.
En quelques jours, il avait compris ce que certains n'effleuraient même pas durant toute une vie.
Il sourit. Vincent aimait résoudre les mystères.
Il galopa de plus belle et rejoignit sa femme, Septine, une intellectuelle de la dernière génération, qui savait compter jusqu'à 12, ses enfants qui comptaient à peine jusqu'à 5, et ses propres parents qui n'étaient jamais parvenus à franchir la barre du 10.
En tant que prêtre-chevalier, Vincent était riche. Tout le monde dans la ville se devait de respecter ceux qui savaient compter au-delà de 15.
Il conversa avec sa femme et s'amusa avec.ses enfants qu'il éduquait de son mieux, mais il n'avait plus rien à dire à ses parents dont la pensée limitée sous 10 empêchait tout dialogue. S'ils apprenaient qu'il existait 11 et 12 et 13 et 14, ils en seraient complètement bouleversés.
Vincent vivait dans une société où tout était fondé sur les chiffres. Plutôt que d'étudier les matières par thème ou par chronologie, on les apprenait par le biais des chiffres et ce, dès la maternelle.