Connaître à fond un chiffre constituait l'objectif d'une ou plusieurs années scolaires. Et dans cette notion de chiffre, les professeurs incluaient la géographie, l'histoire, les sciences. Bref, tout, y compris la spiritualité.
Maîtriser un chiffre n'était pas une mince affaire. Dès son plus jeune âge, les maîtres avaient commencé à initier Vincent à la puissance du chiffre 1. Il connaissait tout du chiffre 1.
1 incarne l'univers où l'on vit.
Tout est dans l'univers, tout est en l'unité.
1 représente le départ de tout. Le big bang. C'est aussi le continent unique avant sa division.
1, c'est la fin de tout. La mort. Le simple revient au simple.
1 symbolise la prise de conscience de la solitude. On est toujours seul, on est toujours «un» dans la vie.
1 personnifie la prise de conscience du «moi». Chacun est unique.
1, c'est aussi le monothéisme. Il y a au-dessus une force supérieure qui regroupe tout.
1 étant le chiffre le plus important, Vincent en avait étudié les multiples facettes pendant plusieurs années. Puis on lui avait enseigné la notion de 2.
2 découle logiquement de 1.
2, c'est la division. La complémentarité.
2 représente le sexe opposé, le féminin qui complète le masculin.
2 incarne l'amour.
2 symbolise la distance entre soi et le reste du monde.
2 exprime le désir de posséder ce qui est différent.
2, c'est ne plus se soucier uniquement du soi 1.
2 personnifie l'antagonisme avec les autres.
2 est donc aussi la guerre. Le bien et le mal, le noir et le blanc, la thèse et l'antithèse. Le yin et le yang. L'endroit et l'envers.
2 prouve que toute chose est divisible. Que ce qui est bon recèle un effet pervers mauvais. Et que ce qui est mauvais a un effet pervers bon.
2 incarne le choc effervescent des contraires qui aboutit à…
3. Quelques années plus tard, Vincent avait appris le sens du chiffre 3.
3 représente la division de tout en thèse, antithèse, synthèse.
3 est l'enfant produit par l'union du 1 et du 2. 3 forme le triangle. 3, c'est l'observateur de la bataille du 1 contre le 2.
3, c'est la troisième dimension: le relief. Le monde prenait du volume grâce à ce chiffre.
3 déclenche et dynamise les rapports entre le 1 et le 2. Ce qui est en 3 évolue vers le haut mais doit être canalisé.
Il passa au 4, le 4 qui temporise le jeu.
4 équilibre les forces, compense l'effet du 3.
4, c'est la fortification, l'appartement carré, le château carré.
4 symbolise le couple d'enfants ou le couple d'amis qui se joint au couple tout court. Toute vie sociale ne peut démarrer qu'à 4.
4 va enclencher le village et donc la vie sociale.
4, ce sont les quatre points cardinaux.
4 personnifie la recette du quatre-quarts, le gâteau le plus simple.
4, ce sont nos quatre membres, qui nous permettent d'agir sur la nature. 4, c'est la sécurité, et il évolue donc vers…
5, le chiffre sacré.
5 représente le toit pointu qui recouvre la maison carrée.
5 désigne les doigts de la main unis pour se transformer en poing, les cinq orteils qui assurent la verticalité du corps.
Ainsi avait été éduqué le très bon élève, le moine-soldat Vincent. Il avait appris peu à peu, année après année, l'évolution du monde en suivant l'évolution des chiffres. Il connaissait la magie du 6, qui équilibre les constructions, la perversité du 7, chiffre qui règne sur toutes les légendes. Il avait découvert la puissance du 8, chiffre des géométries parfaites. Il aimait le 9, chiffre de la gestation.
Normalement, la plupart des enfants scolarisés apprennent à compter jusqu'à 9, mais lui, enfant surdoué, avait aussi été initié au 10, et donc avait franchi le monde des chiffres pour passer à celui des nombres. Vincent avait ainsi découvert le 11, qui se lit dans tous les sens, puis le 12, le chiffre des juges. Il adorait tout particulièrement ce dernier divisible par 1, par 2, par 3, par 4, par 6! Il avait été initié au 13, le chiffre du Mal, et puis aux 14, 15, 16. Sans parler du 17, le chiffre qu'on apprend en tentant de sauver les vieillards dans les tavernes.
Savoir compter aussi loin l'avait évidemment propulsé au sommet des administrations ecclésiastiques qui régissaient le pays. Il était désormais prêtre-chevalier. Dès seize ans, il avait rejoint un monastère où on lui avait enseigné le métier d'espion polyvalent.
La seconde fois qu'il s'inclina devant l'archevêque-baron Egalem Sedeuw, ce dernier lui sembla fatigué, pourtant le vieil homme avait toujours son regard perçant, et il ne cacha pas son contentement de revoir sa jeune recrue. Il jouait avec une longue pipe qu'il s'amusait à allumer et à éteindre.
– La mission que je vais te confier est délicate. Beaucoup y ont laissé la vie. Mais tu sais compter jusqu'à 17, tu es donc suffisamment débrouillard pour réussir.
– Je suis à vos ordres.
Le vieux moine guida Vincent vers un lieu surélevé qui offrait un panorama unique sur les jardins de cyclamens et de bougainvillées.
– Il est arrivé un «incident». Quatre prêtres-chevaliers sont devenus hérétiques. Ils sont actuellement en fuite mais ils ont été repérés dans la ville de Parmille.
– Des prêtres-chevaliers? De quel niveau?
– Tu voudrais savoir s'ils comptent plus haut que toi, n'est-ce pas? Eh bien oui, ils possèdent davantage de connaissances que toi et ils savent parfaitement combien font 9 + 9.
Vincent était plutôt surpris que des gens connaissant la résultante de 9 + 9 se laissent aller à choisir l'hérésie!
Il en fit la remarque. Le sage le prit par les épaules.
– Vincent, savoir trop de choses peut rendre fou. C'est pour cette raison que la connaissance numérique n'est pas répandue équitablement entre les hommes. C'est pourquoi on n'apprend pas aux enfants les chiffres qui dépassent le cap de la dizaine. Chaque chiffre, chaque nombre possède une puissance, mais une puissance difficile à contrôler. Ce sont comme des boules d'énergie capables de lâcher la foudre. Il importe de canaliser cette énergie, sinon elle se retourne contre soi et l'on risque d'être mortellement brûlé.
– Je sais cela, Maître.
– Et plus le chiffre est élevé, plus il peut devenir dangereux pour celui qui le manipule mal.
Le discours donna à réfléchir à Vincent. En effet, tout le monde n'était pas capable de saisir l'intérêt de compter au-dessus de 10. Ses propres parents auraient été bien en peine d'imaginer 11 ou 12. Heureusement, cette responsabilité leur était épargnée. En revanche, lui, Vincent, était désormais lancé dans une quête du savoir numérique. Bientôt, il saurait combien font 9 + 9.
Toujours plus haut, toujours plus loin. Il se rendait bien compte que connaître les chiffres, puis les nombres élevés le grisait chaque jour davantage, mais ne réalisait pas encore les dangers de ce savoir. Un souvenir lui revint pourtant à l'esprit.
Il avait vu des gens s'entretuer parce qu'ils manipulaient n'importe comment des chiffres inférieurs à 15.
– Ces moines hérétiques ont aussi tué. Il faut retrouver ces assassins, dit l'archevêque-baron.
Egalem Sedeuw présenta les portraits des prêtres-chevaliers meurtriers. Ils n'avaient pas l'air d'assassins, mais à quoi ressemblent des assassins? Vincent vit ensuite ceux de leurs victimes. Était-il possible que des hommes sachant ce que produit 9 + 9 se livrent à de telles violences?
– Ne te fie pas aux apparences. Élimine-les. N'aie aucune pitié pour ces scélérats. Et surtout, ne leur parle pas.
Quelques heures plus tard, Vincent revêtit sa tenue de prêtre-chevalier, se munit de son arc, puis chevaucha en direction de la ville de Parmille où la présence des tueurs avait été signalée.
Le voyage fut long et fatigant.