– Premier exercice pratique: «Essayez de fabriquer une étoile de taille A.»
Voix en provenance de la cuisine:
– Chéri, viens manger. J'ai l'impression que tu t'amuses davantage que ton fils.
– Je dois l'aider à déchiffrer le mode d'emploi. On essaye de fabriquer une étoile de taille A.
Le petit Jess comprit comment incliner les champs de force pour que l'énergie enflamme les nuages d'hydrogène. Il joua avec la manette. Ce n'était pas parfait mais ça semblait convenable. L'enfant apprit ensuite comment tasser ces nuages de feu pour en faire des boules de lumière. Il obtint une étoile de taille A.
– Bravo! l'encouragea le père, qui reprenait espoir.
Il feuilleta à nouveau le mode d'emploi et annonça:
– «Exercice n° 2: fabriquer une planète. S'y prendre comme pour l'étoile de taille A mais l'éteindre aussitôt allumée afin qu'elle se transforme en un tas de matière solide qui refroidira
ensuite progressivement… Exercice n° 3: fabriquer de la vie. Commencer par produire une cellule en combinant des acides aminés.»
Le père dégagea quelques acides aminés d'une éprouvette. Il les mélangea selon les dosages indiqués en utilisant une pipette. Puis il déversa l'amalgame sur des petites météorites contenues dans une boîte. Celles-ci filèrent aussitôt s'écraser sur les planètes.
– Waouh! fit Jess. Les météorites sont comme des spermatozoïdes qui viennent ensemen cer les planètes-ovules.
La comparaison surprit le père mais il se souvint que son fils suivait cette année ses premiers cours d'éducation sexuelle. En dix minutes, l'homme et l'enfant réalisèrent avec succès les quatre premiers exercices. L'aquarium s'était égayé de petits grains de couleur, les planètes. Grains bleus, verts, jaunes…
– Il faudra leur trouver des noms ou des numéros, à tes planètes, sinon ce sera la pagaille,
remarqua le père, assez satisfait.
Puis il annonça le prochain jeu: «Exercice n° 4: fabriquer de la conscience.»
Ils œuvrèrent encore quelques minutes mais ils ne parvenaient pas à apporter de la conscience à leurs créatures. L'exercice 5 leur parut vraiment hors de portée.
– Le manuel indique que si les animaux de notre univers n'arrivent pas à avoir de la «conscience», il faut utiliser la procédure de transfert. On parle dans un petit micro et les créatures reçoivent le message traduit dans leur idiome.
Furieuse, la mère surgit alors et suggéra de tenter l'expérience après le repas. Le soufflé était retombé. Elle pesta: il n'y avait pas que les jouets dans la vie, son mari ferait mieux de se comporter en adulte responsable et son fils de penser à ses devoirs.
À contrecœur, le père et le fils abandonnèrent donc leur univers artificiel pour se rendre dans la cuisine.
Après le repas, ils reprirent leurs tentatives de fabrication de conscience pour leurs créatures.
Il ne se produisit rien de concluant.
– Peut-être avons-nous créé un monde «bête»? soupira Jess qui commençait à se lasser de ce jeu.
Après deux jours d'efforts inutiles, le garçon perdit définitivement patience. À cet âge, les enfants aiment que les jeux soient tout de suite amusants. Jess avait déjà plusieurs fois plongé sa main dans l'aquarium pour croquer des planètes et des soleils. Ils n'étaient pas du tout toxiques. Mais même ça, ça ne lui plaisait pas vraiment. Les planètes avaient un goût salé. Quant aux soleils, ils étaient si chauds qu'on risquait de se brûler l'intérieur des joues.
Jess rangea son aquarium à univers dans le grenier, aux côtés d'autres jouets répudiés: flipper, cheval à bascule, boîte de petits soldats en plastique, pistolet à ventouse, etc.
Puis il redescendit caresser sa chatte Suchette.
Là-haut, cependant, l'univers continuait de fonctionner.
Or il advint qu'un rat s'approcha par pure curiosité de l'aquarium. Grâce à sa vue acérée, il remarqua les minuscules galaxies, les étoiles et les créatures qui y vivaient.
Aidé par une dizaine de congénères de sa meute, il porta l'univers de Jess au roi des rats, un vieil animal qui s'était imposé à coups de griffes et de dents. Le roi déclara en langage ratien: «Ceci est un univers nouveau-né abandonné. Nous pourrions en devenir les maîtres.»
Et c'est ainsi qu'il se mit à exister quelque part un univers où les rats devinrent les dieux des hommes.
La dernière révolte
– Tu crois que ce sont eux?
La sonnette avait égrené ses trois notes. Papi Frédéric et Mamie Lucette se terraient comme des animaux apeurés.
– Non, non. Nos enfants ne les laisseraient jamais venir.
Seb et Nanou ne nous ont pas donné de nouvelles depuis trois semaines. Il paraît que les enfants font toujours ça avant que le CDPD arrive.
Les deux retraités se collèrent à la fenêtre et reconnurent le grand bus grillagé du CDPD, le fameux Centre de Détente Paix et Douceur. Le sigle était clairement affiché sur le véhicule, ainsi que le logo de ce service administratif: un fauteuil à bascule, une télécommande et une fleur de camomille. Des préposés en uniforme rose en sortirent, l'un d'eux dissimulant de son mieux le grand filet servant à attraper les retraités récalcitrants.
Fred et Lucette se serrèrent l'un contre l'autre. Fred frémissait de colère: leur propre progéniture les avait donc abandonnés. Leurs enfants bien-aimés les avaient dénoncés au CDPD.
Jusqu'à ce jour, Fred aurait juré la chose impossible. Pourtant, il savait que ce comportement devenait de plus en plus répandu. Depuis quelques années, les militants antivieux se faisaient moins discrets. Le gouvernement avait d'abord soutenu les anciens, du bout des lèvres, puis les avait bien vite livrés à la vindicte populaire. Aux actualités du soir, un sociologue avait démontré que l'essentiel du déficit de la Sécurité sociale était imputable aux plus de soixante-dix ans. Puis les politiciens s'étaient engouffrés dans la brèche: ils accusaient les médecins de prescrire des médicaments trop facilement, leur reprochant de prolonger la vie à tout prix pour conserver leur clientèle sans se soucier de l'intérêt général.
Très vite, les choses n'avaient fait qu'empirer. Des réductions budgétaires drastiques avaient succédé aux analyses. En premier lieu, le gouvernement interrompit la fabrication de cœurs artificiels. Puis l'administration gela les programmes régissant la mise au point de peau, de reins et de foies de remplacement. «Pas question que nos vieillards se transforment en robots immortels», avait déclaré le président de la République à l'occasion de son allocution de Nouvel An. «La vie a une limite, il faut la respecter.» Et il avait expliqué que troisième et quatrième âges consommaient sans produire, obligeant ainsi l'État à décréter des taxes impopulaires et donnant de plus une image rétrograde de la société française. En bref, il devenait clair que tous les problèmes éco nomiques du pays étaient liés à la prolifération des personnes âgées. Chose étrange, nul n'avait relevé que ces propos émanaient d'un homme de 75 ans dont les «performances» étaient largement dues à une vigilance médicale de pointe.
Après ce discours, le défraiement des médicaments et des soins avait été restreint pour les plus de 70 ans. À partir de 75 ans, on ne remboursait plus les anti-inflammatoires, à partir de 80 ans, les soins dentaires, à partir de 85 ans, les pansements gastriques, à partir de 90 ans, les analgésiques. Toute personne dépassant les 100 ans n'avait plus droit à aucun acte médical gratuit.
La tendance plut aux publicitaires qui emboîtèrent le pas aux politiciens avec une campagne «antivieux» qui fit date. Premier slogan illustrant une nourriture pour chiens: «Flicky, la pâtée dont rêve votre grand-père.» Elle représentait un chien montrant les crocs à un vieillard qui tentait de lui dérober son écuelle. Pendant ce temps, le ministère de la Santé placardait une affiche: «65 ans ça va, 70 ans bonjour les dégâts!»