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Peu à peu, l'image de la vieillesse fut associée à tout ce que la société produisait de négatif. La surpopulation, le chômage, les taxes: la faute aux anciens qui «refusent de quitter le manège une fois leur tour de piste terminé».

Il n'était pas rare de trouver aux portes des restaurants la pancarte: ENTRÉE INTERDITE AUX PLUS DE 70 ANS. Plus personne n'osait prendre leur défense, de crainte d'apparaître comme un réactionnaire.

Le carillon de la porte résonna encore. Fred et Lucette eurent un haut-le-corps.

– N'ouvrons pas, ils croiront que nous sommes absents, murmura Fred, qui ne maîtrisait plus ses tremblements.

De la fenêtre du premier étage, Lucette apercevait maintenant à l'intérieur du véhicule grillagé les Foultrant, un couple de voisins avec lesquels ils jouaient régulièrement au gin-rami le samedi après-midi. Eux aussi avaient donc été abandonnés par leurs enfants.

– Ouvrez, on sait que vous êtes là!

Le préposé muni du filet à vieux cognait à grands coups dans la porte d'entrée.

Ils se pelotonnèrent l'un contre l'autre. Aux coups de poing rageurs succédèrent les coups de pied.

Dans leur cage grillagée, les Foultrant baissaient la tête. Ils regrettaient de n'avoir pu avertir les autres. Le samedi précédent encore, Fred et Lucette leur avaient rendu visite. La conversation avait roulé sur les lois anti-troisième âge. Selon eux, le CDPD n'était pas le pire. Les Foultrant affirmaient que certains enfants partaient même en vacances en attachant leurs vieux aux arbres pour ne pas avoir à les emmener. Et ils restaient là plusieurs jours sans manger, abandonnés aux intempéries.

– Que se passe-t-il dans ces centres? avait demandé négligemment Lucette.

Mme Foultrant avait paru épouvantée.

– Personne ne le sait.

– Une publicité prétend qu'on nous fait voyager, qu'ils nous organisent des excursions en Thaïlande, en Afrique, au Brésil.

M. Foultrant avait ricané:

Pure propagande officielle. Je ne vois pas pourquoi l'État, qui estime que nous lui coûtons trop cher, nous paierait en plus des vacances exotiques. Pour ma part, j'ai mon idée là-dessus et elle est bien moins optimiste. Là-bas, c'est tout simple, ils nous… piquent.

– Qu'entendez-vous par là?

– Ils nous administrent une piqûre empoisonnée pour se débarrasser de nous.

– Impossible! Ce serait trop…

– Oh, ils ne nous éliminent pas sur-le-champ. Ils nous gardent un peu, au cas où nos enfants changeraient d'avis.

– Mais comment les gens peuvent-ils accepter de se laisser piquer?

– On leur dit qu'on leur administre un vaccin contre la grippe.

Long silence.

– Et comment savez-vous cela, monsieur Foultrant?

Il n'avait pas répondu.

– Ce sont des rumeurs, avait tranché Frédéric. Je suis sûr qu'il ne s'agit que de rumeurs. Le monde ne peut pas être aussi dur. Vous avez imaginé cette histoire.

– Je vous envie de voir la vie en rose. Mais mon père disait déjà: «Les optimistes ne sont que des gens mal informés», avait conclu M. Foultrant en soupirant.

En bas, les sbires du CDPD faisaient sauter la porte avec un pied-de-biche. Leurs gestes étaient assurés, quasi mécaniques. Ils devaient faire ça dix fois par jour.

– Ne craignez rien! criaient-ils. Tout se passera bien, n'ayez pas peur.

Dans un geste de désespoir, Fred attrapa Lucette par la taille et d'un bond, ensemble, ils sautèrent par la fenêtre. Le tas de poubelles amortit leur chute. Fred, déterminé, bondit, tira Lucette par le bras, se précipita dans le bus du CDPD et, devant les préposés médusés restés sur le trottoir, il s'installa au volant et démarra en trombe.

Il roula longtemps vers la montagne. À l'arrière, les vingt autres anciens étaient encore sous le choc. Lorsque le moteur s'arrêta, il y eut un long silence.

– Je sais, remarqua Fred. Nous avons peut-être commis une grosse sottise, mais j'ai pour

habitude d'écouter mes intuitions et là, le CDPD ne me disait vraiment rien qui vaille.

Les autres le regardaient, toujours ébahis.

Ils hésitèrent, puis M. Foultrant lança un «Hourra!» qui après un temps fut repris par tous les passagers à l'exception de l'un d'entre eux:

– Nous allons mourir, dit Langlois, un octogénaire ratatiné.

– De toute façon, nous étions condamnés à périr au CDPD, rétorqua Fred qui, soudain, ne

tremblait plus du tout.

Les Foultrant et les autres anciens s'empressèrent de remercier et de féliciter leur couple de héros mais Fred les interrompit:

– Pas de temps à perdre. La police ne va plus tarder à apparaître. Dépêchons-nous de nous réfugier dans la montagne.

Parvenus dans la forêt, les évadés furent saisis d'angoisse.

– Il fait froid.

– C'est plein de bêtes sauvages par ici.

– J'ai faim!

– Il y a sûrement des araignées et des serpents.

– Les piles de mon pacemaker sont en train de se décharger.

– Je suis sous antibiotiques.

Fred les fit taire. Il leur parla calmement et s'imposa vite comme leur chef. Après tout, il les avait tirés de leur cage, à lui donc de les prendre en main. Ils ne pouvaient allumer un feu tant que la police les rechercherait activement. En revanche, il était urgent de dénicher une grotte pour s'y abriter.

Le sang-froid de Fred subjugua les autres. Une heure plus tard, ceux qui étaient partis explorer les lieux revenaient en annonçant avoir découvert une caverne de bonne taille. Tous s'y rendirent.

– Ici, nous pourrons allumer un feu sans danger.

Mme Salbert, une grande fumeuse malgré son cancer du poumon, sortit son briquet-tempête. On entassa branchettes et brindilles, mais en bon Robinson amateur, Fred ne s'avéra guère doué pour cette forme nouvelle de scoutisme. La fumée envahit la caverne et ils durent se hâter de sortir pour respirer au grand air. Un vieillard de forte corpulence n'en eut pas le temps. À force de tousser, il fut victime d'une crise cardiaque.

Ses compagnons l'ensevelirent à fleur de terre, après une cérémonie funéraire improvisée.

«Un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle… Adieu Gontrand.»

Après l'enterrement, Langlois, ancien journaliste scientifique, proposa un système d'évacuation des fumées de la caverne au moyen d'un trou creusé dans le plafond de terre. Ce fut leur première leçon de survie.

Le lendemain, ils décidèrent de chasser. Sans arc mais avec une bonne grosse pierre, M. Foultrant parvint à écrabouiller un écureuil malchanceux: leur premier repas.

Le surlendemain, la forêt se vengea. Mme Foultrant décéda en chutant étourdiment de tout son long, bousculée par un lièvre récalcitrant. On l'enterra. Ils n'étaient plus que vingt.

Le soir, au coin du feu, les anciens discutèrent.

– Nous ne nous en sortirons jamais, constata Mme Varnier, qui avait épuisé le stock de médicaments qu'elle avait emporté lors de son arrestation.

– Les loups nous mangeront.

– La police nous retrouvera.

Fred rassura son monde. Sa voix prenait de plus en plus d'assurance.

– Ici nous ne risquons rien tant que nous ne nous faisons pas trop remarquer. Nous avons disparu depuis plusieurs jours, ils doivent nous croire morts de froid ou dévorés par les bêtes sauvages. C'est là leur grande faiblesse: ils sous-estiment les personnes âgées.

M. Monestier marmonna:

– Je n'aurais jamais cru que nous en arriverions là…

Une grand-mère les prit à témoin:

– Mais qu'est-ce qui s'est passé, nous n'avons jamais agi ainsi avec nos parents…

Fred coupa court à la discussion:

– Cessez de ressasser vos souvenirs. Assez de jérémiades, vivons dans le présent. Vous savez parfaitement que nos enfants ont le cerveau lavé avec ce culte de la jeunesse éternelle. À force de ne se consacrer qu'à la beauté physique et à sa religion, la chasse aux kilos, aux rides et à la gymnastique obligatoire, ils deviennent stupides. Mais ce n'est pas en nous éliminant qu'ils la conserveront, leur jeunesse.