La petite communauté l'acclama.
Soudain, ils distinguèrent une silhouette à l'entrée de la caverne. D'un coup, tous les anciens bondirent sur les javelots qu'ils avaient fabriqués et mirent en joue l'arrivant. Ils tremblaient telle ment cependant qu'ils auraient été bien incapables d'ajuster leur tir.
Après la première silhouette, en apparut une deuxième, puis une troisième, et une quatrième. La panique gagna le groupe de bannis.
Refrénant sa propre peur, Fred saisit une torche et s'avança.
– Vous êtes du CDPD? demanda-t-il, en s'efforçant de contrôler sa voix.
Il s'approcha: les créatures n'étaient ni des policiers, ni des infirmiers. Il n'y avait là que des anciens, comme eux.
– Nous nous sommes évadés d'un Centre. Nous avons appris votre évasion et nous vous recherchons depuis plusieurs jours, expliqua un vieil homme voûté. Je suis le docteur Wallenberg.
– Et moi, Mme Wallenberg, déclara une femme édentée.
– Enchanté et bienvenue, dit Fred, rasséréné.
– Nous sommes une dizaine. Il faut que vous sachiez que pour tous les anciens du pays, vous êtes des héros. La nouvelle s'est vite répandue. Tous savent que vous vous êtes échappés et que vous avez survécu. Les autorités ont voulu faire croire que vos cadavres avaient été retrouvés mais il était facile de se rendre compte qu'il s'agissait d'images truquées. Ces cadavres étaient beaucoup trop jeunes.
Ils éclatèrent de rire. Ils n'avaient pas ri aussi gaiement depuis fort longtemps. Et cet accès d'hilarité en fit tousser, rougir et transpirer plus d'un. Ils étaient désormais vingt-quatre. Les nouveaux arrivants apportaient avec eux des objets précieux: papier, stylos, couteaux, sonotones, lunettes, cannes, médicaments, ficelle… Le docteur Wallenberg exhiba même une carabine à répétition, surplus de la guerre de Corée à laquelle il avait participé en tant que volontaire.
– Fantastique! Nous avons là de quoi soutenir un siège! s'exclama Lucette.
– Oui, et je suis convaincu que d'autres viendront nous rejoindre. Jusqu'ici, ceux qui s'évadaient n'avaient ni espoir ni possibilité de refuge, et c'est pour cela qu'ils se faisaient toujours reprendre. Maintenant, ils savent qu'ici, dans nos montagnes, tout est possible. Je suis certain qu'à l'heure qu'il est, des centaines d'anciens ratissent la région.
En effet, jour après jour, de nombreux vieillards vinrent grossir les rangs des révoltés. Beaucoup mouraient d'épuisement en arrivant ou peu après, faute de médicaments adaptés. Mais ceux qui survivaient s'endurcissaient vite.
Très adroit, le docteur Wallenberg apprit à ses compagnons à fabriquer des collets pour chasser le lapin. Quant à son épouse, excellente botaniste, elle leur enseigna comment reconnaître les champignons comestibles (ils avaient hélas subi quelques pertes avec des champignons suspects) et comment planter céréales et légumes.
Jadis électricien, M. Foultrant se lança dans la construction d'une éolienne dont les pales discrètes dépassaient à peine les arbres. Grâce à cet engin, ils eurent bientôt de la lumière dans la caverne.
Fred se chargea des canalisations qui apportèrent dans leur habitation l'eau d'une source voisine. La vie dans la forêt devenait plus facile. Chacun se considérait comme un survivant et ainsi que le soulignait Fred: «Chaque jour que nous passons ici est un miracle.»
Ils furent bientôt une centaine, regroupés dans cette caverne et les grottes avoisinantes. Fred et Lucette devinrent des personnages de légende, redoutés du CDPD et admirés de tous ceux qui passaient le cap des 70 ans. Fred réussit à se faire photographier dans le maquis et son portrait s'afficha bientôt en douce dans les maisons des plus âgés. Il trouva un nom pour son groupe de réfractaires, «Les Renards blancs», et un slogan pour les rassembler: «Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir.»
Et puis ils décidèrent de s'adresser à la population, et rédigèrent un tract:
«Respectez-nous. Aimez-nous. Les anciens peuvent garder les tout-petits. Ils peuvent tricoter des pull-overs. Les anciens peuvent repasser et cuisiner. Toutes ces choses qui prennent du temps et répugnent aux jeunes, nous savons encore les faire. Parce que nous n 'avons pas peur de l'écoulement du temps.
«L'homme, en tuant ses anciens, se comporte comme les rats qui éliminent systématiquement les éléments les plus faibles de leur société. Nous ne sommes pas des rats. Nous savons être solidaires et vivre en société. Si l'on assassine les plus faibles, il ne sert à rien de vivre en groupe. Finissons-en avec les lois antivieux. Sachez nous utiliser plutôt que nous éliminer.»
Et ils s'arrangèrent pour distribuer cet appel à travers tout le pays.
Mais Fred n'était pas satisfait. Un jour, il décida qu'il ne suffisait plus de protéger leur propre communauté. Il fallait également libérer tous les anciens encore prisonniers des CDPD. Les plus dynamiques des Renards blancs se déguisèrent alors en «jeunes», se teignirent les cheveux et se munirent de faux papiers les présentant comme des enfants «pris de remords», venus au terme de la période de réflexion récupérer leurs aïeux. Peu à peu, face à une telle recrudescence de repentis, les autorités furent intriguées et cela sema le doute. On exigea dès lors de toute personne se présentant pour reprendre ses parents qu'elle exhibe d'abord ses mains. Celles-ci trahissent toujours l'âge de leur propriétaire.
Fred décida alors de passer à la guérilla urbaine. Tous les membres de la section «action» des Renards blancs attaquèrent en masse un Centre de Détente Paix et Douceur, libérant ainsi de leurs cages une cinquantaine d'anciens, et leur troupe s'agrandit encore. Elle devenait une véritable armée, l'armée des Renards blancs.
La police et le CDPD localisèrent leur implantation dans la montagne et tentèrent plusieurs fois de les attaquer, mais de vieux généraux les avaient rejoints avec des stocks d'armes. Ils ne disposaient plus seulement de malheureux arcs pour protéger leur camp, mais bel et bien de fusils-mitrailleurs et de mortiers de 60 mm.
Constitué de ministres et secrétaires d'État dans la force de l'âge, le nouveau gouvernement refusait de céder. Les vieilles personnes étaient arrêtées à leur domicile par des escouades de plus en plus fournies. Tout se passait comme si les autorités voulaient achever la besogne avant que la révolte ne se généralise dans tout le pays. Le CDPD n'utilisait plus des autobus mais des fourgons blindés réquisitionnés auprès des banques. Loin de lâcher du lest, le gouvernement s'enferra dans une politique de plus en plus draconienne: interdiction aux plus de 60 ans de travailler, interdiction aux enfants de soutenir leurs parents.
En réaction, les raids des Renards blancs s'intensifièrent. Des deux côtés, les positions se durcirent. La caverne et les grottes s'étaient transformées en places fortes. Plus sûre, plus confortable, la vie dans la montagne était devenue agréable et, ils l'admettaient volontiers, vivre dans la clandestinité constituait pour eux une formidable cure de jouvence. Ils espéraient que leur armée de réfractaires réussirait à inquiéter les autorités au point de les pousser à modifier leur législation antivieux, ou inciterait le Président à composer avec eux. Bien au contraire, le ministre de la Santé imagina une parade visant à mettre un terme définitif à l'aventure. Pas de stratagème héroïque pour contraindre ces rebelles à rentrer dans le rang, mais la grippe, tout simplement.
Des hélicoptères larguèrent, en grande quantité, des échantillons de virus au-dessus de la forêt. Lucette mourut la première. Fred refusa néanmoins de céder.
Évidemment, ils avaient besoin d'urgence de vaccins mais l'État avait préventivement ordonné la destruction de tous les stocks. La contagion était donc inévitable. Les pertes se multiplièrent.