Trois semaines plus tard, la police ne rencontra aucune résistance lorsqu'elle vint arrêter ce qu'il restait de Renards blancs. Fred fut capturé par une nouvelle section du CDPD, composée exclusivement de jeunes gens de moins de vingt ans.
Avant de périr sous l'effet de la piqûre, la légende assure que Fred regarda froidement son bourreau dans les yeux et lui assena: «Toi aussi, un jour, tu seras vieux.»
Transparence
Depuis des années, dans le cadre de mon laboratoire de génétique, je travaillais sur la notion de transparence. J'avais tout d'abord extrait le code ADN qui permettait de rendre un végétal translucide. On trouve ce code dans la nature, chez les algues. Il m'avait suffi d'introduire la séquence de gène qui agissait sur la pigmentation. J'avais ainsi créé des roses transparentes, des abricotiers transparents, des petits chênes transparents.
Puis j'avais œuvré sur des animaux. Cette fois, j'avais pris la séquence de transparence qu'on trouve chez les poissons d'aquarium de type gup-pys. L'ayant introduite dans le noyau de la cellule, j'avais obtenu une grenouille transparente. Ou du moins à la peau et aux muscles transparents. On voyait ses veines et ses organes ainsi que son squelette. Puis j'avais créé un rat transparent.
Animal effrayant que j'avais tenu éloigné de mes collègues. Ensuite un chien, et enfin un singe transparents. J'avais ainsi respecté l'échelle logique de l'évolution du vivant, du végétal le plus primaire à l'animal le plus proche de nous.
Je ne sais plus pourquoi mais j'ai fini par faire l'expérience sur ma propre personne. Peut-être parce que tout scientifique a besoin d'aller jusqu'au bout de sa curiosité. Et aussi parce que je savais qu'aucun cobaye humain n'accepterait de voir sa peau muter au point de devenir translucide.
Une nuit, dans mon laboratoire désert, je franchis donc le pas et testai sur moi ma technique de transparence. L'expérience réussit.
Je pus voir sous ma peau un estomac, un foie, un cœur, des reins, des poumons, une cervelle, tout un réseau de veines. Je ressemblais à l'écorché qui trônait jadis dans ma classe de biologie. Sauf que moi, j'étais vivant. Un grand écorché vivant.
En me voyant dans le miroir, je n'ai pu m'empê-cher de pousser un cri d'effroi qui eut pour effet d'accélérer les jets de sang de mon cœur. Dans la glace, je constatai les conséquences de mon angoisse: les artères palpitaient intensément, les poumons se gonflaient et se dégonflaient comme un soufflet de forge. Jaune clair, l'adrénaline teintait d'orange mon sang. Le réseau de mon liquide lymphatique s'emballait comme un vieux moteur à vapeur.
Le stress… c'était donc cela?
Mes yeux surtout m'épouvantèrent. Nous sommes habitués à ne voir que des croissants d'œil sur les visages, mais là, je distinguais dans leur totalité les sphères nacrées de mes orbites prolongés de muscles et de nerfs plutôt impressionnants.
Lorsque je repris mes esprits, ce fut pour m'apercevoir que des boules de nourriture donnaient du relief à mon intestin. Je suivis leur trajet, devinant à l'avance le moment où j'éprouverais le besoin de me rendre aux toilettes.
Lorsque je réfléchissais, le sang remontait vers mon cerveau en passant par les carotides. Quand j'avais froid ou chaud, le sang affluait vers les capillaires de ma peau.
Je me déshabillai pour observer mon corps dans son entier.
J'étais nu au-delà du raisonnable.
Je pris soudain conscience d'une chose: j'ignorais comment inverser le phénomène. J'étais transparent mais comment allais-je redevenir opaque? Je cherchai avec fébrilité à extraire une séquence d'opacité de l'un de mes cobayes. Je travaillai ainsi jusqu'au matin, sans me soucier de l'heure. La femme de ménage poussa alors la porte de mon laboratoire… et s'évanouit.
Il me fallut me rhabiller en vitesse avant que mes collègues arrivent. Comment leur expliquer que ce ramassis d'organes palpitant dans cette enveloppe semblable à du plastique, c'était moi? La première idée qui me vint à l'esprit fut de m'habiller des pieds à la tête, col montant et lunettes noires sur le nez, à la manière de l'homme invisible de H.G. Wells. Je dissimulerais ainsi ma semi-transparence déconcertante.
Je me suis vêtu à la hâte. Mis à part mes joues, tout était planqué. Le fond de teint emprunté à la trousse de maquillage de la femme de ménage combla cette lacune.
Du bruit. Des gens arrivaient.
Je me précipitai dehors. Dans la station de métro, un jeune loubard me braqua avec un couteau à cran d'arrêt. Autour de nous les passagers regardèrent sans réagir, considérant que l'agression faisait partie des aléas de la vie.
Dans un réflexe salvateur, j'ouvris tout grand mon manteau. Peut-être s'imagina-t-il sur le coup avoir affaire à un pervers, mais ce que je lui exhibai était bien plus intime. Mon assaillant pouvait contempler non seulement mon corps, mais aussi mes veines et la plupart de mes organes en plein travail.
Il chancela et s'évanouit. Aussitôt des badauds vinrent le secourir et me regardèrent avec défiance. Ainsi le monde tourne-t-il à l'envers. Les humains supportent le spectacle de la violence mais sont révulsés à l'idée qu'un humain puisse être différent.
Énervé, j'eus envie de révéler ma singularité aux curieux plus préoccupés de rassurer l'agresseur que de secourir la victime.
Leur réaction fut disproportionnée.
J'échappai de peu au lynchage.
En leur montrant le reflet d'eux-mêmes je leur rappelais que nous ne sommes pas de purs esprits, mais aussi de la viande en action, un tas de viscères œuvrant en permanence pour faire circuler des liquides bizarres dans des organes aux couleurs variées. J'étais la révélation de ce que nous sommes vraiment sous la dissimulation de notre épiderme; une vérité que personne n'est prêt à regarder en face.
Passé la première sensation de victoire, je compris que j'étais désormais un paria, pis encore, un monstre.
J'errai dans la ville, me posant sans cesse la question: qui pourrait supporter de me voir? Je finis par trouver un début de réponse. Il existe quand même des êtres qui recherchent précisément la différence jusque dans sa monstruosité et qui en font commerce. Les forains.
Je me mis donc en quête du cirque le plus proche, en l'occurrence le cirque Magnum. Il se vantait d'exhiber les êtres les plus étranges, voire les plus abominables que la Terre ait jamais recelés en son sein.
Lilliputienne de renom, la directrice me reçut dans son bureau fastueux. Hissée sur une pile de coussins surmontant un fauteuil de velours rouge, elle me toisa avec professionnalisme:
– Ainsi, mon garçon, tu veux t'engager chez moi. Et quelle est ta spécialité? Le trapèze, la magie, le domptage?
– Le strip-tease.
Elle marqua un instant de surprise et m'examina plus attentivement.
– En ce cas, tu t'es trompé de maison. Tu n'es pas ici dans un théâtre érotique. Mon cirque compte parmi les plus prestigieux du monde, alors la sortie, c'est par là.
Comme il vaut toujours mieux montrer qu'expliquer, j'ôtai rapidement le gant de ma main droite comme pour mieux serrer la sienne. Sans un mot, elle sauta du haut de son fauteuil pour saisir ma paume et la lever en direction du néon du plafond. Elle examina longuement l'écheveau de veinules rouges devenant de plus en plus fines en s'acheminant vers les extrémités des doigts.
– Tout le reste est à l'avenant, dis-je.
– Tout? Vous êtes martien ou quoi?
J'expliquai n'être qu'un Terrien, et même un scientifique apprécié par ses pairs, mais j'avais trop bien réussi ma dernière expérience. La directrice continua à observer le sang qui affluait et refluait, au rythme de mes battements cardiaques.
– J'ai rencontré pas mal de types hors du commun, mais ça, je ne l'avais encore jamais vu.
Attends que je montre ma nouvelle attraction aux autres! s'exclama-t-elle.
Elle rameuta ses artistes. L'homme-tronc, la contorsionniste, l'homme le plus gros de la planète, les sœurs siamoises, l'avaleur de sabres et le dompteur de puces s'entassèrent dans la pièce.