– Tiens, j'ignorais que le foie travaillait en dehors des repas, remarqua l'homme-tronc.
– Cette glande-là, ce ne serait pas la glande surrénale? demanda la lilliputienne.
L'homme le plus gros de la planète jugea les reins ridiculement petits mais tous ne se lassaient pas du spectacle.
La contorsionniste, une Coréenne gracieuse, fut la première à avancer son doigt pour toucher ma peau et en apprécier la consistance. Son regard plongea dans le mien, je baissai les yeux. Le contact épidermique était froid. Son geste courageux fut applaudi par les autres.
Elle me sourit.
J'étais ému. J'avais l'impression de rejoindre une nouvelle famille.
Rapidement ils m'aidèrent à mettre au point un numéro de strip-tease où, après avoir ôté plusieurs couches de vêtements, je me débarrassais d'une fausse peau en latex.
Chaque fois, l'effet était spectaculaire. La nudité est finalement le spectacle le plus apprécié du seul animal qui se camoufle sous des couches de tissu: l'homme. Mais comme ils se trouvaient dans un cirque, sur les gradins, les spectateurs ne se montraient guère effrayés. Me prenant pour une nouvelle sorte de magicien, ils recherchaient plutôt le «truc». Des prestidigitateurs de renom vinrent d'ailleurs assister à mon numéro, guettant je ne sais quel jeu de miroirs.
Je me suis accoutumé à ma nouvelle chair.
J'ai pris l'habitude de m'étudier. J'ai découvert ainsi quelques explications à certains phénomènes comme les mystérieuses contractions au ventre que j'éprouvais la nuit. Ce sont en fait mes glandes surrénales qui provoquent des spasmes. Parfois je restais des heures à observer dans la glace les veines de mon cerveau.
Un soir, alors que, face au miroir, je passais une lampe de poche sur mon corps pour en comprendre encore et encore les moindres arcanes, je me dis que rien n'est plus dérangeant que la vérité. Surtout quand elle concerne un élément d'aussi personnel que le corps.
Au fond, nous connaissons très mal notre organisme et nous ne voulons pas vraiment le connaître. Nous le considérons comme une machinerie que l'on amène chez un médecin lorsqu'elle est en panne et que celui-ci soigne avec des pilules colorées aux noms barbares.
Qui s'intéresse vraiment à son corps? Qui a envie de se regarder? Je promenais le faisceau de la lampe de poche entre mes poumons et je me dis que l'humanité serait peut-être plus sincère si elle mutait dans son ensemble vers la transparence.
La jeune contorsionniste coréenne frappa à la porte de ma loge, et demanda si elle pouvait m'observer dans le détail. Elle fut la première à franchir ce pas.
Aussitôt mes gonades se remplirent, trahissant une émotion. Mon amie fit semblant de ne pas s'en apercevoir et, saisissant la lampe de poche, elle éclaira une zone du cou correspondant, m'expliqua-t-elle, à une zone de douleur chez elle.
Elle me dit comprendre. La contorsionniste asiatique continua de m'éclairer comme si elle visitait une caverne. Elle illumina mon dos. Je baissai les yeux. Jamais quelqu'un ne s'était intéressé à ce point à ma personne. Je ne savais même pas quelle allure j'avais de dos. On doit voir mon cœur. Peut-être mon foie. (Quand elle serait partie je me regarderais avec deux miroirs.)
Elle s'approcha de moi et m'embrassa.
– Je ne vous dégoûte pas? demandai-je, inquiet.
Elle sourit.
– Peut-être que vous êtes le premier… Un jour, d'autres muteront.
– Cela vous inquiète?
– Non. Les changements ne sont pas inquiétants. L'immobilité et le mensonge sont bien pires.
Une idée saugrenue me traversa l'esprit, alors qu'elle m'embrassait plus profondément. Si nous avions des enfants, seraient-ils comme moi, comme elle, ou moitié comme l'un, moitié comme l'autre?
Noir
Depuis dix mois, le soleil s'était éteint, les étoiles ne palpitaient plus, et cette terre que Camille avait si bien connue était devenue un monde de ténèbres. Ainsi l'obscurité avait gagné son combat contre la lumière.
Ce matin, comme tous les matins, Camille ouvrit les yeux sur une nuit insondable et s'assura à tâtons que Brusseliande reposait contre lui. Longue et fine Brusseliande, plus fidèle et plus vive que le plus puissant des alliés. L'épée qu'il s'était choisie lorsque tout avait basculé.
Cela s'était passé dans la nuit.
Depuis longtemps, on craignait le pire.
On sentait la Troisième Guerre mondiale arriver.
Elle avait éclaté dans la nuit du 6 juin 06.
D'après ce qu'il avait compris le cataclysme s'était déclenché très vite.
Des bombes atomiques avaient pulvérisé toutes les grandes villes.
On ne savait pas qui avait commencé. Certains prétendaient que des systèmes informatiques ren daient la riposte instantanée. Dès que la première bombe était tombée, la pluie de représailles s'était déclenchée. Des centaines de missiles nucléaires avaient fendu les cieux accompagnés de leurs sinistres sifflements. L'un d'eux avait probablement dévié. Il s'était trompé de route et, au lieu de pulvériser de l'humain, il était parti vers le centre du système solaire. Dans le vide, rien n'arrête un missile nucléaire. Il n'avait pas percuté Vénus ou Mercure. Il avait fait exploser le Soleil.
La rencontre avait dû produire une grande lueur.
Il ne l'avait pas vue. Il dormait.
Au réveil il n'avait pu que constater le désastre.
Extinction des feux.
Extinction de tous les feux.
Dès lors la terre était tombée dans le noir et le froid.
L'aube ne s'était pas levée, ce matin-là, ni aucun autre. Le monde était depuis lors plongé dans des ténèbres absolues.
Ce jour-là, comme tous les jours, Camille enfila ses chausses et passa son pourpoint, puis, du bout des doigts, il caressa la surface lisse et froide du miroir inutile. Ce n'était pas un remords, tout au plus un rituel pour conserver suffisamment de force et en nourrir son bras lorsque Brusseliande avait à combattre.
Ne jamais renoncer. Se souvenir des aurores orangées sur la cité étincelante. Se remémorer la lumière sur les visages et les couleurs sur les maisons. Évoquer un règne de clarté où des milliers de lampes chassaient l'obscurité des moindres recoins jusque dans les nuits les plus sombres.
Ce jour-là, comme tous les jours depuis l'avènement des ténèbres, Camille assura sa prise sur le pommeau de l'épée et se coula de mur en mur jusqu'à l'extérieur.
Se nourrir et survivre… La nuit permanente avait fait de lui un animal.
L'air plus glacial sur son visage annonçait la rue. Camille n'hésita pas. Il fendit l'obscurité d'un pas décidé. À elle seule, cette fermeté tenait bien des marauds en respect.
Un bruit. Camille redressa Brusseliande et se campa sur ses deux jambes. L'adversaire pouvait paraître, il serait reçu.
Le noir avait entraîné des mutations dans la ville.
Des êtres sortis d'on ne savait où avaient surgi, adaptés à l'obscurité comme les monstres des abysses sont adaptés à la profondeur et la noirceur des fonds marins.
Les narines de Camille perçurent alors le remugle d'un animal mutant que ses oreilles identifièrent comme lourd et d'une taille respectable. Les ténèbres avaient attiré ces monstres de toutes sortes qui pullulaient dans la vieille ville. Ils se nourrissaient d'immondices et se signalaient par une puanteur insupportable. Camille haïssait particulièrement ces êtres qui émettaient un bruit de succion. Il positionna Brusseliande en quarte, cessa de respirer et attendit.
Le monstre passa à moins d'un mètre. Camille ne broncha pas. Il aurait pu frapper l'animal quatre ou cinq fois avant que celui-ci ne réagisse mais il n'était pas certain que sa promptitude lui aurait permis de remporter l'assaut. Le mastodonte s'éloigna, et seul le remugle nauséabond de son souffle demeura un instant dans l'air, comme une empreinte d'épouvanté.