Camille reprit sa progression à pas plus prudents. À nouveau, le souffle, la puanteur, la présence colossale l'immobilisèrent. Plus loin un autre monstre le frôla sans le détecter, et cette fois, Camille s'élança franchement.
Après deux angles de rues, il s'orienta vers le nord, sur ce qui avait été une avenue bordée de riches bâtiments qui n'étaient plus que ruines. Camille détestait ce quartier de désolation, il accéléra encore l'allure et cela faillit lui coûter la vie.
Comme une flèche, un petit monstre silencieux (un oiseau mutant aveugle?) lui effleura la joue, lui infligeant une estafilade qui saigna. Brusse-liande fendit l'air par réflexe, mais l'animal s'enfuit en couinant.
Camille passa sa main sur la balafre et goûta son propre sang. Cela ne fit qu'accroître sa déter mination. Il serra son sac plus près de lui et repartit de l'avant, tête baissée mais l'épée haute.
Brusseliande lui ouvrit la route vers le nord de la cité désolée.
Tout à coup quelqu'un, dont le bruit des pas avait été couvert par le vacarme des monstres mutants, lui saisit le bras. Camille pivota instantanément et balaya l'air avec Brusseliande, faisant tournoyer l'épée et l'abattant plusieurs fois sur le malandrin.
– Aïe! glapit celui-ci. Aïe, qu'est-ce qui vous prend?
Brusseliande redoubla de fureur.
– Mais… Aïe! Arrêtez-vous, bon sang!
Un autre maraud surgit alors. Il ceintura Camille par-derrière et, avec une force surhumaine, le souleva du sol.
C'en était trop pour Brusseliande. Camille sentit la lame de l'épée vibrer d'une fureur irrépressible et emporter son bras. De la pointe elle écrasa les orteils du coquin puis s'enfonça dans son ménisque gauche et, lorsque l'étau se desserra enfin, entraîna Camille dans une danse meurtrière. Brusseliande fouetta le colosse au visage, et d'estoc, s'enfonça dans ses chairs, au ventre et à l'aine. Le premier brigand déguerpissait déjà en hurlant, le second évita de justesse un coup mortel et s'enfuit à son tour en râlant.
En souvenir des temps de clarté, Camille leur lança un cri triomphal et adressa une pensée chaleureuse à Brusseliande. Une fois de plus, ensemble, ils avaient vaincu.
Pourquoi le soleil s'était-il éteint? Pourquoi le monde était-il entré dans l'ère du Grand Noir?
Quand soudain des bras, surgissant de partout, agrippèrent Camille et l'emportèrent. Il se retrouva quelques minutes plus tard face à un humain qui dégageait une drôle d'odeur d'éther.
– Pourquoi agressez-vous les gens qui cherchent à vous venir en aide? demanda une voix forte.
– Je me défends, c'est tout, déclara Camille. Et toi, qui es-tu pour oser me défier?
– Vous avez, à ce qu'il paraît, déjà failli être écrasé par un camion-benne de ramassage d'ordures, sans parler des motos et des voitures. Et quand quelqu'un veut vous aider à traverser une rue, vous le frappez aussitôt de votre canne blanche.
– Quelle canne blanche?
– Celle que l'Assistance publique vous a offerte.
– Brusseliande est un don des dieux. Je l'ai reçue durant mon sommeil.
– Maintenant, il est urgent de vous rendre à l'évidence. Vous ne pouvez continuer ainsi. Il n'y a pas eu de Troisième Guerre mondiale. Il n'y a pas de monde en décrépitude plongé dans les ténèbres.
Un silence.
– Ce n'est pas le monde qui s'est éteint… c'est votre capacité à percevoir la lumière. Je suis ophtalmologiste et votre nerf optique a connu en une nuit ce que nous appelons une «dégénérescence fulgurante». Vous êtes…
Camille espéra qu'il n'allait pas prononcer le mot.
– … aveugle.
Tel maître, tel lion
Cela se passa dans la plus grande discrétion. Sur le coup, personne ne s'aperçut du changement. «Animal Farm», laboratoire de manipulations génétiques, avait déjà connu quelques succès en produisant, par croisements d'espèces, des animaux de compagnie d'un genre nouveau. Son catalogue comprenait déjà le «hamster-perroquet», qui répétait tout ce qu'il entendait, le «lapin-chat» ronronnant, et le «cheval-souris», équidé miniature s'ébattant sous les meubles.
Cependant, «Animal Farm» préparait son grand coup: l'amélioration du premier compagnon de l'homme, le chien. Jusque-là, les amateurs de canidés choisissaient par prédilection des pitt-bulls, des rottweillers, animaux puissants, ser-viles, féroces. Or un sondage venait d'indiquer aux éleveurs que les acheteurs potentiels attendaient essentiellement de leur futur chien:
1. Le sentiment de posséder un ami.
2. Le sentiment de posséder un ami faisant peur aux autres.
3. Le sentiment de posséder un ami faisant peur aux autres mais obéissant à son maître.
4. La satisfaction d'épater l'entourage.
«Animal Farm» examina longuement les réponses, analysa tous les facteurs et déduisit de l'enquête qu'il importait dorénavant de croiser le chien non plus avec le loup mais avec le roi des animaux en personne, c'est-à-dire le lion.
Les chercheurs procédèrent donc par paliers, unissant tour à tour et progressivement chien-lion et lion-chien. Le résultat final fut baptisé chien-lion. L'animal présentait l'apparence extérieure d'un lion, avec crinière et longue queue terminée en pinceau, mais le faciès et l'aboiement d'un canidé.
Le succès du chienlion fut immédiat. «Animal Farm» avait vu juste: le compagnon qui intéressait désormais la clientèle n'était plus le chien mais bel et bien le lion. Plus prestigieux, plus impressionnant.
– Et si, au lieu de produire des hybrides, nous importions directement des lions? suggéra un cadre supérieur, lors d'un séminaire de réflexion stratégique.
– Mais notre entreprise est spécialisée dans la manipulation génétique! s'offusqua le P-DG, soucieux du profit des actionnaires. Si nous nous contentons d'importer des lions, où sera la valeur ajoutée?
Le cadre supérieur ne se démonta pas:
– Nous apporterons notre savoir-faire. Les lions normaux ne supportent ni nos climats ni la vie en appartement. À nous donc de jouer sur leur ADN afin de les adapter au milieu occidental et urbain.
La fine fleur des biologistes d'«Animal Farm» retroussa ses manches et se mit à l'œuvre, jusqu'à parvenir à mettre au point un lion mutant, résistant au froid, au stress de l'environnement et à la plupart des agents infectieux des villes.
Là encore, la firme n'eut pas à attendre longtemps pour voir le lion citadin devenir la coqueluche du public. Ils étaient si mignons, les lionceaux. Plus joueurs que les chiots, plus peluches que les chatons, ils apparaissaient vraiment comme la mascotte naturelle des enfants.
Le premier homme public à parader avec à ses côtés un lion en laisse fut le président de la République en personne. Lui avait vite compris qu'avec son labrador noir, il ne faisait plus le poids. Au chef de la nation il fallait le roi des animaux. Un lion à robe mordorée prit donc ses quartiers à l'Elysée, ajoutant par sa seule présence au respect qu'inspirait tout naturellement son maître.
La mode était lancée. Pour impressionner son entourage, rien de tel dorénavant que de posséder un lion. Certes, l'animal était beaucoup plus coûteux à acquérir et entretenir qu'un chien ou un chat, mais avec lui, on était sûr d'être branché. Les Parisiens et les Parisiennes n'hésitèrent plus à s'afficher en promenade avec leurs petits ou leurs gros lions.
Il y eut évidemment des accidents. Des lions indélicats n'hésitèrent pas à faire leur ordinaire de certains chiens. Plusieurs pitt-bulls qui se croyaient les maîtres des trottoirs découvrirent bientôt la face cachée de la mode. D'autres jetèrent leur dévolu sur des matous, sous le regard hébété de leur maître incapable de calmer leur royal appétit. Mais ces grosses bêtes étaient gourmandes, et les habitudes acquises au fil des âges et au fin fond de l'Afrique ne pouvaient s'estomper en une seule génération.
Lorsqu'un lion mordit un enfant, quelques plaintes commencèrent cependant à s'élever mais l'association des propriétaires de lions avait déjà eu le temps de s'ériger en un puissant lobby, soutenu par les industriels de la boucherie. Un lion consommant aisément dix kilos de viande par jour, ceux-ci avaient vu leurs bénéfices grimper de façon exponentielle, à la faveur de l'engouement général. Un regroupement prolion se constitua donc. Tous les projets de loi visant à limiter la vente ou la circulation des lions en zone urbaine échouèrent piteusement devant une Assemblée nationale peu soucieuse de déplaire à tant de consommateurs-électeurs organisés. Et puis, placée devant le fait accompli, la justice fut si lente à se mettre en branle que tous les contrevenants restaient impunis, ou s'en tiraient avec une maigre amende, voire un simple avertissement. Même lorsqu'il y avait mort d'homme.