Évidemment, les amis des chiens et des chats (voire des enfants) protestèrent un peu au début, mais ils apparurent vite minoritaires. Quant au lobby des fabricants de croquettes, il était bien moins riche que celui des industriels de la boucherie. Une prédation naturelle s'opéra donc entre possesseurs de lions et possesseurs de créatures plus faibles. La peur était dans le camp des opposants aux lions.
La société se réorganisa peu à peu autour de cette nouvelle donne.
Dans les rues, les piétons modifièrent leurs habitudes. Dès qu'ils voyaient poindre un lion en laisse, ils prenaient leurs distances. Ils traversaient rapidement la chaussée, quitte à affronter les voitures qui, elles au moins, étaient dûment maîtrisées par leurs conducteurs. Certains abandonnèrent tout à fait les trottoirs, laissant les lions et leurs propriétaires occuper le terrain. La laisse elle-même n'était plus obligatoire, son inefficacité ayant été constatée de toutes parts. Quand un lion s'élance au galop pour attraper un chien ou un enfant, essayez donc de le freiner. De toute manière, les lions, félins sauvages, étaient ré frac -taires au port d'une laisse, d'une muselière ou d'un joli petit gilet hivernal. Ils aimaient se promener superbes et nus, satisfaits d'imposer le respect grâce à un simple rugissement ou un coup de patte sec et rapide. Les propriétaires de lion renonçaient donc le plus souvent à tout accessoire inutile pour mieux laisser leur bête se dégourdir les articulations, uriner et déféquer où bon lui semblait. Un audacieux eut un jour l'outrecuidance de protester: «Vous pourriez au moins ramasser les déjections de votre animal»; sa tombe se visite désormais au cimetière du Montparnasse. La rumeur prétend que les embaumeurs ont effectué un travail remarquable pour reconstituer son corps. Des instituts de beauté et de coiffure pour lions se montèrent. Par chance, les lions mâles ayant d'énormes crinières, les coiffeurs purent s'en donner à cœur joie. Ils leur composaient des tresses, des nattes, des coupes en brosse, des frisettes, des couettes.
Des manuels de puériculture conseillant de ne pas élever de jeunes enfants à proximité de lions, l'association des propriétaires s'indigna: «C'est du dénigrement!» Les tribunaux s'empressèrent de mettre fin à ce scandale. Il faut d'ailleurs reconnaître qu'il y eut très peu d'accidents d'enfants élevés auprès de lions de compagnie. Ceux-ci ne survenaient que si le maître oubliait de nourrir sa bête ou lorsque le gamin se mettait en tête de lui tripoter la truffe. Tous n'aimaient pas ça. Normal, les lions sont des félins, donc indépendants et versatiles. C'est d'ailleurs en cela que réside leur charme.
Les maisons affichant: «ATTENTION, LION MÉCHANT» étaient bien moins souvent visitées par les cambrioleurs que celles mentionnant la présence d'un «CHIEN MÉCHANT». Nul ne saura jamais combien d'imprudents ou de voleurs débutants finirent ainsi en pâtée, mais reconnaissons que la sécurité des particuliers s'accrût sensiblement.
Dans les rues, un spectacle devint familier, véritable jeu de cirque très apprécié des badauds. Des lions tenus en laisse s'affrontaient sous les hurlements stridents de leurs maîtres dont les: «Couché, mon beau! couché!» paraissaient avoir pour seule vertu de les exciter davantage.
Courir avec son lion, pour les joggeurs matinaux, disait-on, était bien plus plaisant que de trotter avec son chien. Pour les lions qui acceptaient la laisse, c'était un jeu. L'animal tirait avec force, permettant ainsi de courir plus vite et plus longtemps. Il protégeait aussi des autres personnes déambulant avec leurs lions. L'association ne présentait qu'un seul inconvénient: impossible de freiner au gré de la fatigue ou des feux rouges.
Le lobby des amis des lions affirmait que posséder un tel animal rendait les maîtres plus responsables. Il y avait du vrai là-dedans. Autant il était facile pour un propriétaire de chien de partir tranquillement en vacances avec sa famille, après avoir attaché son caniche à un platane d'une route nationale, autant il était ardu pour un propriétaire de lion de se débarrasser de son fauve. Des reliefs de maîtres négligents furent retrouvés auprès de troncs noués d'une chaîne vide.
Alors, faute de pouvoir se délivrer à leur guise d'un compagnon devenu par trop encombrant, certains choisirent de déménager en lui abandonnant purement et simplement leur ancien appartement.
Des fauves esseulés errèrent peu à peu dans les quartiers sombres des villes. Ils se regroupèrent en bandes sauvages pour chasser le passant attardé. Un couvre-feu fut envisagé pour dissuader les touristes de fréquenter les rues chaudes, mal éclairées ou riches en commerces de boucherie.
Le problème avec la mode, c'est qu'elle se démode.
Après les lions, l'intérêt du public se tourna vers des bêtes plus discrètes. «Animal Farm», toujours désireuse de satisfaire une clientèle versatile, avait donc changé, si on peut dire, son fusil d'épaule. Son service de relations publiques encouragea la célèbre actrice Natacha Andersen à se montrer en permanence avec une dizaine de scorpions suspendus en pendentif autour de son cou. De simples capuchons en plastique lui permettaient de se protéger de leurs dards mortels.
L'initiative fut couronnée de succès. Les scorpions étaient vraiment de parfaits animaux d'appartement. Petits, affectueux, discrets, peu chers et surtout silencieux, ils présentaient les avantages que les lions n'avaient pas. On pouvait les nourrir pour trois fois rien. Deux mouches, une araignée, et ils étaient rassasiés pour la semaine. Les enfants les regardaient vivre en famille avec leurs petits scorpionnaux sur le dos. Et surtout, surtout, grâce à leur nouveau venin fulgurant, breveté «Animal Farm», ils étaient les seuls animaux capables de vous débarrasser sur-le-champ d'un… lion.
Un monde trop bien pour moi
- Psst, il faut te lever, c'est l'heure.
Luc marmonna quelque chose, roula sur le ventre puis plongea tête la première dans ses oreillers. Quelques rayons de soleil passaient à travers les persiennes, zébrant la chambre de lueurs blafardes.
– Hé, tu n'as pas entendu? Il faut se lever maintenant! insista le réveille-matin d'un ton moins amical.
– Oh! Ça va, grogna Luc.
Bougon, il se redressa au bord du lit. La lumière s'intensifiait peu à peu. Il frotta ses yeux gonflés de sommeil, se leva et enfila ses pantoufles une à une.
– Allez, en avant! fredonnèrent les chaussons à l'unisson.
Luc se laissa conduire jusqu'à la cuisine en ébouriffant ses cheveux.
– Bonjour! lui lança avec entrain la porte en s'ouvrant largement.
– Bonjour, quel bonheur de te voir! reprirent en chœur les divers ustensiles sur les étagères.
Dire que jadis il appréciait ces prévenances…
– Un grand crème bien mousseux avec des toasts et de la marmelade, ça te revigorera! dit la chaise en s'écartant obligeamment.
Luc avait de plus en plus de mal à supporter ces objets conviviaux. Cette mode était devenue pesante. Certes, son appartement était parfaitement ordonné, la batterie d'aspirateurs, dépoussiéreurs et autres balais automatiques s'acharnait à tout faire briller du sol au plafond. Certes, sa machine à laver, de connivence avec son panier à linge, dégurgitait à heure fixe des kilos de vêtements propres et parfumés que le fer vapeur amidonnait dix fois en sifflotant la Neuvième de Beethoven.