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Grâce à l'électronique miniaturisée, on avait pu installer des micros et des synthétiseurs vocaux absolument partout. La présence quasi humaine des gadgets n'avait d'autre fin que de rendre la vie plus douce car on s'était aperçu que de plus en plus d'habitants vivaient seuls. Mais trop, c'était trop! Les moindres ustensiles finissaient par prendre des initiatives. Les chemises se boutonnaient d'elles-mêmes. Les cravates se lovaient comme des serpents autour de votre cou. La télévision et la chaîne hi-fi se disputaient pour savoir qui allait divertir le maître de maison…

Luc en venait parfois à regretter les bons vieux objets silencieux. Les objets avec un bouton ON/OFF. On n'en trouvait plus que chez les antiquaires: des réveils à ressort qui sonnaient en frappant une petite cloche de métal, des portes qui grinçaient, des pantoufles inertes et sans danger. Bref, des objets qui ne singeaient pas la vie.

Luc fut tiré de sa rêverie par le grincement des roulettes de la poêle. D'un mouvement de son bras articulé elle saisit un œuf, qui fut brisé et jeté dans l'huile. Derrière elle, le café chaud coula dans une tasse.

– Et voilà du bon café de Colombie! annonça la tasse fumante en entonnant un air de flûte des Andes.

– Pour qui l'œuf au plat? questionna l'assiette.

– Pour Luc! répondirent la fourchette et le couteau en se rangeant près d'elle.

La serviette bondit autour de son cou et Luc grimaça. Un jour, si ça continuait, cette maudite serviette finirait par l'étrangler. Par mesure de rétorsion, il fit des taches dessus. La serviette ne se vexa pas outre mesure. Dans son coin, le lave-linge lorgnait avec gourmandise le carré de tissu maculé de jaune d'œuf.

– C'est bon? demanda le distributeur de café, assez fier de lui.

Pas de réponse. Ne sentant pas venir d'intérêt pour une nouvelle tasse, il relâcha poussivement la vapeur.

– Vous n'avez pas aimé votre petit déjeuner? interrogea le presse-agrumes sur le ton d'un majordome inquiet.

Luc se leva brusquement, les pommettes em pourprées. C'était ridicule et inutile de s'énerver contre sa batterie de cuisine mais il n'en pouvait plus. Ce matin, les objets le rendaient hystérique.

– Fou-tez-moi-la-paix!

Un lourd silence s'installa.

– OK, les gars, laissons-le tranquille, Luc aime bien manger en toute quiétude, émit le grillepain, tout en étalant une belle couche de margarine salée et de marmelade sur une tranche de pain de mie dorée.

Soudain, la radio brailla:

– Et maintenant voici les nouvelles du jour, et d'abord la météo.

– La ferme! cria Luc, fustigeant du regard le poste qui se tut aussitôt.

Mais la télé prit le relais:

– Bonne journée à tous. Vous devez être en plein petit déjeuner et je vous souhaite vraiment

un…, clama le présentateur au sourire étincelant.

Luc arracha la prise électrique. Heureusement la radio et la télé étaient suffisamment archaïques pour qu'on puisse encore les débrancher manuellement. Les objets de nouvelle génération, eux, étaient dotés de piles inépuisables incrustées dans le métal et il n'y avait aucun moyen de les leur enlever.

Luc mastiqua bruyamment et apprécia le répit proposé par le grille-pain.

– Merci, grille-pain, dit-il en regagnant sa chambre.

– Pas de quoi, Luc. Je sais ce que sont les matins difficiles.

Luc ne prêta pas la moindre attention à cette réponse. Les phrases prononcées par les objets étaient mémorisées sur des supports magnétiques. Un système informatique permettait de donner le change en singeant les dialogues humains. Au début, ces dialogues étaient simples, du type: «Oui, non, merci, s'il vous plaît», mais peu à peu, les programmes s'étaient sophistiqués. Ils savaient dire: «Demain est un autre jour», «T'en fais pas, cela va s'arranger», «Reste cool, ça ne vaut pas la peine de s'énerver pour si peu», «La météo semble s'améliorer» et toutes sortes d'autres phrases neutres, aptes à rassurer un déprimé. «Toujours plus convivial, toujours plus humain», telle était la devise des fabricants de gadgets.

– J'en ai marre de ces objets qui parlent, marmonna Luc entre ses dents.

– Ça sonne! remarqua le. vidéophone au même instant. (Et comme il n'obtenait pas de réponse de la part de Luc, il hurla de plus belle:) Un visiteur, ça sonne!

– J'avais compris, dit Luc.

– Tu prends ou j'enregistre? demanda le vidéophone.

– Qui est-ce?

– Une femme, plutôt jeune.

– Elle est comment?

– Mignonne, elle ressemble un peu à ton ex, remarqua le vidéophone.

– C'est pas le meilleur critère. Encore une hystérique probablement. Bon, passe-la-moi.

Un visage avenant apparut sur l'écran.

– Monsieur Luc Verlaine?

– Lui-même. C'est à quel sujet?

– Je me nomme Johanna Harton, c'est pour un sondage.

– Quel genre de sondage?

– Nous faisons une étude pour affiner les phrases-dialogues d'un robot érotique féminin.

La caméra du vidéophone zooma lentement sur sa poitrine, qu'elle avait très généreuse.

Luc fut gêné par cette initiative mais il dut reconnaître que c'était exactement le genre de détail qui l'intéressait.

– Je suis en bas de votre immeuble. Puis-je monter?

Luc se gratta le menton. Il regrettait d'être aussi mal rasé mais, la veille, il avait réduit en bouillie son rasoir électrique qui voulait le raser au beau milieu de son petit déjeuner. Il devrait en acheter un neuf.

– C'est bon, entrez!

La fille blonde était une cambrioleuse. Dès que la porte s'était ouverte, pistolet au poing, elle avait rapidement maîtrisé l'imprudent.

Trois minutes plus tard, la visiteuse avait ficelé Luc Verlaine à une chaise et s'affairait à dévaliser son appartement.

– Alors, monsieur Verlaine, on fait moins le mariole quand on n'est plus protégé par sa porte blindée et les caméras de son vidéophone, insinua Johanna Harton qui, de près, possédait une poitrine encore plus belle qu'à l'écran.

Elle attrapa le grille-pain et le jeta dans un grand sac, puis elle s'empara de la machine à café.

– Au secours! cria la machine, paniquée.

– Tiens, mais c'est une de ces nouvelles machines qui font du très bon café colombien, remarqua Johanna.

– Oui, répondit Verlaine à contrecœur.

– Aïe! s'exclama-t-elle.

La porte du couloir venait de lui coincer les doigts.

D'un violent coup de pied, elle la fit sauter de ses gonds.

– Arrêtez, ce ne sont que des objets, dit Luc.

– Objets inanimés, avez-vous donc une âme? soupira-t-elle en s'emparant du magnétoscope.

– La police va arriver, avertit Luc.

– Rien à craindre, ils n'interviendront pas si le vidéophone ne les appelle pas, et j'ai arraché les fils.

De fait, le pauvre vidéophone s'échinait en vain à composer le numéro de police secours ou des pompiers sans même s'apercevoir qu'il était débranché.

– Désolé, Luc, souffla-t-il après plusieurs essais.

– T'en fais pas, Luc, on va trouver un moyen de te sortir de là, lui glissa la chaise à laquelle il était saucissonné.

– Et en effet elle entama des mouvements de vibration qui eurent pour conséquence de desserrer les liens.

Puis un canif s'approcha des cordes de ses mains.

– Chut, c'est moi. Fais comme si de rien n'était.

Et le canif cisailla sans bruit les nœuds.

Johanna s'approcha de Luc Verlaine immobilisé et, avec un sourire sardonique, plaça son visage à quelques centimètres du sien. Si près, il pouvait respirer son parfum et sa sueur. Qu'allait-elle lui faire? Elle s'approcha davantage et lui accorda un long baiser, profond et langoureux.