CHAÎNE 1 / INFORMATIONS: Et pour finir, profitons d'une page «loisirs» pour évoquer l'excellent livre de l'académicien Jean-Pierre de Bonacieu, Mes chéries, où l'auteur avec sa verve coutumière nous fait revivre un parcours très gaulois. On y apprend ainsi qu'il a visité tous les clubs échangistes, et il nous en dresse un catalogue plein d'humour et de style. On découvre, au détour d'une page, que ce brillant écrivain adore fumer le cigare tandis qu'une demoiselle lui prodigue une petite gâterie. Les mots sont plus crus dans le texte mais même à cette heure, je ne voudrais pas faire rougir le téléspectateur ayant constaté combien ces friponneries ont titillé notre rédaction. À 98 ans, Jean-Pierre de Bonacieu n'a pas fini d'être en tête des listes des meilleures ventes. À peine sorti des presses, son livre s'arrache déjà dans les librairies. Après le film, ce soir, nous consacrerons d'ailleurs une rétrospective à ce grand auteur qui a dédié sa vie aux cigares, aux femmes, aux voitures de collection et, bien sûr, à la littérature française dont il est l'un des plus brillants fleurons. Mes chéries, éditions Talleyrand, 110 francs.
CHAÎNE 3 /JOURNAL: Fait divers du jour, le suicide d'un étudiant en biologie, Bertrand Adjemian. Il était l'auteur de La Conjuration des imbéciles en blouse blanche, un ouvrage de science-fiction sur le clonage humain refusé par tous les éditeurs sur la place de Paris. Dans une lettre laissée à sa mère, il se déclare las de ce monde ingrat et ignare. Sa mère a décidé d'affronter à son tour le milieu de l'édition pour que l'œuvre de son fils ne sombre pas dans l'oubli. Il se peut que ce trépas tragique lui en ouvre enfin les portes.
CHAÎNE 7 / INFORMATIONS: Le président de la République prend une semaine de vacances. Cette année, il a choisi la Côte basque pour se détendre en famille. Profitons-en pour lui poser quelques questions en exclusivité pour la septième chaîne.
– Monsieur le Président, enfin un repos bien mérité après une année éprouvante. Pouvez-vous nous confier quelles lectures vous emportez?
– J'ai besoin de me reposer, aussi, pour une fois, je n'ai pas pris de dossiers mais un vrai roman. J'ai choisi le dernier ouvrage très controversé de Jean-Pierre de Bonacieu, Mes chéries.
– Pouvez-vous nous expliquer pourquoi?
– Je suis la carrière de Bonacieu depuis ses débuts, lorsqu'il ne jouissait pas encore de toute cette notoriété. C'est devenu un ami et il vient souvent dîner à l'Elysée. J'ai toujours apprécié son franc-parler, sa verve, j'aime son style. Je lis tous les jours ses chroniques dans La Presse et je les trouve très rafraîchissantes.
– Mais n'êtes-vous pas choqué par certains passages?
– Il ne faut pas sortir ces expressions de leur contexte. C'est la langue utilisée communément et il était temps qu'un écrivain reconnu ait le courage de s'en servir pour s'exprimer de la même manière que ses lecteurs. Pour ma part, je ne me joindrai jamais à ces mesquins qui dénigrent l'œuvre de Bonacieu. Bien au contraire, je le soutiens de tout mon cœur et je resterai, quoi qu'il arrive, son fidèle lecteur. Pour reprendre une phrase qui lui est chère, «moi aussi, je suis un esprit rebelle».
– Sans vouloir gâcher une minute de vos loisirs si rares et si précieux, monsieur le Président, que pensez-vous de tous ces préavis de grève qui…
– Alors là, je vous arrête. Adressez-vous au Premier ministre…
CHAÎNE 8 /MAGAZINE D'ACTUALITÉ: Beaucoup de remous après la sortie du livre de Jean-Pierre de Bonacieu. Un groupe de féministes en colère a envahi une librairie pour dénoncer ce qu'elles qualifient d'«autoglorification en forme de bilan émanant d'un phallocrate patenté». Elles ont vilipendé Mes chéries et son langage, selon elles vulgaire et cru. Il est vrai que l'auteur décrit complaisamment des scènes de fellation associée à la consommation de cigares et de whisky. En tout cas, ce tapage autour de l'œuvre du célèbre académicien profite à Mes chéries puisque le livre vient de dépasser en deux semaines la barre record du million d'exemplaires vendus.
Mais écoutons ce qu'en pense l'intéressé. La parole à Jean-Pierre de Bonacieu en personne.
– En ces périodes de morosité et de récession, le public a envie qu'on lui parle d'amour. Il est las de tous ces morts, ces guerres, ces attentats, ces accidents que ressassent les journaux et les
télévisions. La vache folle et le sida, merci bien. Moi, à travers mes souvenirs personnels, je veux
rendre la bonne humeur à mes lecteurs. Et tant pis si quelques scènes paillardes hérissent les gre
nouilles de bénitier. Je m'en tape. Je suis un rebelle. À bon entendeur, salut! Maintenant, si j'ai un conseil à donner à mes compatriotes: faites comme moi, vivez des expériences extrêmes, vous
verrez, c'est passionnant.
CHAÎNE 9 / INFORMATIONS. Alors que le pays tout entier est paralysé par les grèves, que des millions de passagers furieux s'impatientent dans les gares et les aéroports, que des automobilistes au bord de la crise de nerfs abandonnent, faute d'essence, leurs véhicules au beau milieu des autoroutes, que de jeunes appelés remplacent tant bien que mal les éboueurs qui exigent des revalorisations de salaires, rendons visite à l'un de nos reporters sur le terrain. À vous Philippe Leroux.
– Oui, François, eh bien je suis sur le quai de la gare Montparnasse où Angélique, étudiante de 18 ans, désespère de prendre le train pour rentrer chez elle ce week-end. Comment occupez-vous cette attente, mademoiselle?
– Je lis. J'ai acheté le dernier exemplaire de Mes chéries au kiosque, juste avant qu'il ferme.
Au début j'ai trouvé ça un peu dégoûtant mais finalement je crois que c'est un grand roman. Je me figurais que les écrivains classiques étaient barbants et là, je découvre au contraire un aventurier de l'amour. Cette scène où il décrit pendant deux pages les seins de la fille, et où l'on s'aperçoit qu'il s'agit d'un travesti brésilien, est assez surprenante.
Cent ans plus tard.
CHAÎNE 2 / ÉMISSION LITTÉRAIRE. «Un siècle, une œuvre». Notre émission célèbre aujourd'hui ses cent cinquante ans d'existence et nous avons décidé de la consacrer à une œuvre majeure, La Conjuration des imbéciles en blouse blanche de Bertrand Adjemian. Pour en parler, nous avons invité le biographe le plus talentueux de cette génération et en particulier l'exégéte de la vie et de l'œuvre de Bertrand Adjemian, j'ai nommé Alexandre de Bonacieu. Nous ne disposons, hélas! d'aucune image filmée ni d'aucune interview de Bertrand Adjemian mais vous, en revanche, vous avez eu la chance de rencontrer son arrière-arrière-petite-cousine.
– Oui, et elle m'a tout raconté sur son célèbre parent. Bertrand Adjemian était un visionnaire. Il avait compris que le clonage humain allait bouleverser notre temps. Il a tenté d'alerter les populations mais toutes les maisons d'édition sans exception ont refusé de s'intéresser à l'ouvrage d'un inconnu. Il en a été si désespéré qu'il s'est suicidé. Après son décès, sa mère est parvenue à le faire publier à compte d'auteur, mais dans ces conditions, à sa sortie, le livre est passé totalement inaperçu.