– Incroyable quand on sait que, désormais, il est étudié dans toutes les écoles et que les élèves en apprennent des chapitres par cœur.
– Aucun critique littéraire ne lui a alors consacré la moindre ligne, pas même pour en dire du mal.
– Comment expliquez-vous ça?
– Pour eux, c'était simplement de la science-fiction, genre considéré par l'intelligentsia comme de la littérature de gare. C'est l'inertie du «consensus mou». Pourtant, Adjemian était un grand écrivain. Son style est limpide, pas de fioritures, pas d'effets de manches. Pour soutenir ses idées, il use d'une langue fluide, simple, directe. Cependant, plus que d'un écrivain, il s'agissait d'un visionnaire. Il avait compris son époque et les problèmes qu'introduirait la génétique dans notre vie quotidienne.
– Des exemples?
– Il évoquait, dans sa Conjuration, des parents qui fabriquaient des clones de leurs enfants afin de disposer de réserves d'organes parfaitement compatibles en cas d'accident. Ces clones seraient utilisés à des fins d'expériences médicales, à la place de cobayes ou de chimpanzés. Il a même décrit comment les politiciens noieraient le poisson en assurant que les clones fourniraient des réserves inépuisables de soldats pour les prochaines guerres. Personne n'avait lu La Conjuration des imbéciles en blouse blanche. On a donc permis ta poursuite des expériences sur les clones humains sans que personne n'y trouve à redire.
– L'attention avait été en quelque sorte détournée?
– Comme dans un tour de magie. On fait diversion à gauche alors que la manipulation se produit à droite sans que nul ne s'en aperçoive. Quand on pense qu'il aurait suffi d'un article dans un grand hebdomadaire ou d'un passage à la télévision pour que le livre démarre en flèche! C'était de la dynamite. La moindre étincelle aurait suffi à la faire exploser. Malheureusement, ce n'est que cinquante ans plus tard, lorsque le problème des clones a pris l'ampleur que l'on sait, qu'un journaliste est tombé par hasard, chez un bouquiniste, sur l'un des rares exemplaires subsistant encore. Il s'est enthousiasmé, a enfin écrit un article, et, une semaine plus tard, La Conjuration s'envolait vers un succès phénoménal sur toute la planète.
– Dites-moi, qu'est devenue la mère de Bertrand Adjemian?
– Le suicide de son fils l'a détruite. Après être si péniblement parvenue à faire paraître son œuvre, elle a été très démoralisée par l'absence de retentissement. Peu à peu gagnée par la folie, elle est morte quatre ans plus tard à l'hôpital psychiatrique où il avait fallu l'interner. Elle n'a donc pas vécu la réussite de son fils.
– Cher Alexandre de Bonacieu, vous avez accompli un travail colossal pour rassembler toutes ces anecdotes, tous ces détails sur la courte vie de Bertrand Adjemian.
– Pour chacune de mes biographies, j'étudie à fond la vie de mes héros, et quand on le connaît un peu, Adjemian apparaît comme un vrai personnage de roman. Un garçon sensible, attachant, un peu introverti, certes, mais parce qu'il portait en lui un monde intérieur d'une richesse inouïe. C'est ce que j'ai essayé de transmettre au travers de mon livre. D'ailleurs, Adjemian n'est pas le seul cas d'auteur découvert après sa mort. De son vivant, Stendhal n'avait vendu que deux cents exemplaires du Rouge et le Noir, et n'avait eu droit qu'à une seule critique littéraire, émanant certes de Balzac! Comme le dit le proverbe: Lorsque le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt.
– Merci. Nous ne saurions en tout cas trop conseiller d'acheter le livre d'Alexandre de Bonacieu qui nous raconte tout, absolument tout, sur la vie de Bertrand Adjemian, auteur d'un siècle ingrat. Je sais que le tirage de cette biographie est déjà énorme, toutes nos félicitations. Votre aïeul aurait été fier de vous.
– Ce qui compte pour moi, c'est de restaurer la mémoire d'un écrivain injustement méconnu en son temps. Que le public le lise et comprenne son message et je serai comblé.
– Pour en savoir plus sur la vie et l'œuvre de Bertrand Adjemian, tous chez votre libraire pour cette somptueuse biographie de Bonacieu: Adjemian, un visionnaire dans une époque d'imbéciles, éditions Talleyrand, 110 euros.
L'ami silencieux
Les nuages s'effilochent et je pense.
Du plus profond de ma mémoire, je ne t'ai jamais oubliée.
Je t'aimais tant…
Les trois amies se retrouvèrent devant l'immeuble, étui à violon gainé de cuir noir à bout de bras.
Une brune, une blonde, une rousse.
Elles portaient pour l'occasion leurs escarpins de velours à talons hauts et leurs robes de satin noir fendues sur le côté.
Charlotte, la rousse, dit en crispant la main sur son étui:
– J'ai un de ces tracs.
Anaïs, la brune, eut un frisson. Elle articula:
– Et moi donc. Et si on échouait?
Marie-Natacha, la blonde, s'efforça de paraître plus sûre d'elle, en dépit de ses paumes moites qui commençaient à marquer la poignée de son étui à violon.
– De toute façon, nous ne pouvons plus faire demi-tour. Il faut y aller.
– Si j’ai un trou, vous me soufflerez?
– Tu as été très bien aux répétitions. Pas la moindre fausse note. Aucun couac. Il n'y a pas de raison que tu te plantes.
Elles se regardèrent, s'efforçant de sourire pour se donner du courage.
– J'aime pas les examens, grommela Anaïs.
– Surtout que là, si on rate, on sera recalées pour longtemps! renchérit Charlotte, narquoise.
– Mais si nous renonçons, nous ne saurons jamais si nous en étions capables, conclut Marie-Natacha.
Pour se donner du nerf, Anaïs fredonna une valse de Strauss: Le Beau Danube bleu.
Elles pénétrèrent avec détermination dans la bijouterie Van Dyke amp; Carpels.
Quelques minutes plus tard, les alentours résonnaient d'arias improvisées sur le thème de «Arrêtez-les! arrêtez-les!», accompagnées, pour la partie mélodie, par la sirène d'alarme de l'établissement.
Un jour je sais que je disparaîtrai et avec moi s'éteindront tous mes souvenirs.
Je me sens par moments si fatigué.
Elles ôtèrent leurs loups noirs.
– On l'a fait, les filles! Bon sang! On l'a fait, on a réussi!
Ensemble, elles éclatèrent de rire et poussèrent des cris de victoire en lançant leurs masques en l'air. Toute la pression se relâchait enfin.
Elles se tapèrent dans les mains comme des joueuses de basket-ball après un panier marqué. En joie, elles s'étreignirent.
Elles étaient maintenant à l'abri dans la forêt, loin du tumulte qu'elles avaient engendré. Leur vieux 4 x 4 Range-Rover avait facilement semé leurs poursuivants qui ne disposaient pas de voiture tout-terrain.
– Voyons, montre le butin, dit Charlotte.
Elles se penchèrent toutes trois sur le sac en peau de chamois que tenait Anaïs. Celle-ci l'ouvrit, dévoilant un amoncellement de diamants.
– Que c'est beau!
Elles restèrent un long moment à contempler les joyaux.
– J'ai eu si peur.
– Tu te rappelles quand le type a déclenché l'alarme et que tu as juste eu le temps de nous passer la dernière pierre?
L'action s'était déroulée à peine une heure plus tôt et elles commençaient déjà à en discuter les péripéties comme les vétérans d'une grande bataille.
– Allez, c'est le moment de faire le partage, décréta Anaïs.
Elles ouvrirent chacune leur étui à violon et en tirèrent un œilleton-loupe de bijoutier, une petite pince à épiler et des pochettes en peau de chamois.
La main plongea dans le sac.